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parfois en présence, et alors le journaliste risque fort, de payer en une seule fois pour tous ses petits délits passés. Ne pouvant pas être renversé par le vote populaire, le journaliste peut en revanche, être ruiné en un jour par la fureur populaire. Si un nombre suffisant d’individus se croit insulté ou attaqué, le rédacteur du journal est exposé à recevoir une visite encore moins parlementaire que la prose malencontreuse dont il a pu se rendre coupable. L’historiographe de M. Greeley raconte une scène de ce genre qui vaut la peine d’être citée, car elle donne une idée de ce frein capricieux et redoutable qui ne se trouve pas dans la constitution, mais que les mœurs ont engendré. On pourrait dire que le seul frein de la presse américaine consiste en un diminutif de la loi du lynch, en une manière de justice sommaire et brutale. Une émeute eut lieu un jour d’élection, dans le sixième district de New-York, entre les Irlandais et les Américains ; la Tribune rendit compte de ce combat en termes assez vifs et en jetant le blâme sur les Américains, qui avaient été les agresseurs. Quelques heures après la publication du numéro, deux individus musculeux se présentent au bureau, et, demandant au nom du sixième district une rétractation. La rétractation ne fut pas accordée ; nouvelle visite des deux individus musculeux. L’un de ces visiteurs saisit par l’épaule un des commis, des bureaux. « Est-ce toi, fils de chienne, qui es l’auteur de l’article ? » Le commis proteste de son innocence, et les deux individus se retirent en promettant que le lendemain le sixième district viendrait démolir la boutique. Le sixième district ne vint pas, mais la boutique se le tint pour dit, et fit ses préparatifs en conséquence. Toute la journée on fut sur le qui-vive, on se barricada, on se distribua les pistolets et les carabines, on fit bouillir de l’eau chaude, en un mot on prépara tous les moyens de défense pour un siège en règle. Les rédacteurs et imprimeurs du New-York Herald, dont les bureaux étaient voisins de ceux de la Tribune, promirent leur concours ; ils devaient à la première alarme faire pleuvoir les briques et les tuiles sur les têtes des assaillans. La Tribune en fut quitte pour la peur, mais ces alertes sont fréquentes dans les grandes villes de l’Union, et se terminent souvent d’une manière plus désagréable. C’est ainsi que la puissance anormale du journaliste est limitée par la puissance non moins anormale de la foule.

Telles sont donc les relations des journalistes avec leurs concitoyens. Redoutés par les classes supérieures de la société, la crainte de la foule les tient en bride à leur tour. Il y a encore une autre limite à leur pouvoir : ce sont les fréquentes banqueroutes que se permettent à leur égard leurs abonnés réguliers. L’abonnement se fait de la manière la plus singulière : un individu écrit d’un état quelconque au directeur de telle publication de lui envoyer le journal ;