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aussi bien que son ennemi, et il n’a pas à rendre compte de sa conduite à des assemblées capricieuses. Le bourgeois américain, le riche marchand, le ministre de l’église, peuvent le mépriser ; mais, tout en le méprisant, ils sont ses tributaires, ils achètent son journal, et relèvent ainsi de lui bon gré mal gré. Cette situation unique lui crée, au sein d’une société aussi mobile, une sécurité dont il use et abuse sans se gêner. Une autre circonstance vient encore lui prêter une force nouvelle : un journaliste aux États-Unis n’est pas, comme en Angleterre, un rouage inconnu d’une grande machine anonyme ; c’est un individu. En d’autres termes, le journal n’absorbe pas son rédacteur, c’est le rédacteur au contraire qui absorbe le journal. L’idée du journal ne se sépare pas, dans l’esprit d’un Américain, de l’idée du rédacteur même. Journal et journaliste ne font qu’un. Nous lisons le Times, le Daily-News, le Standard, sans nous inquiéter de savoir qui l’édite ou le rédige ; nous savons que ces journaux représentent tel ou tel parti, et cela nous suffit ; c’est l’opinion d’un groupe anonyme que nous avons sous les yeux. Il n’en est pas ainsi en Amérique, et quoique les colonnes du journal soient rédigées d’une manière anonyme, la pensée du lecteur attache un nom à cette prose, qui ne porte aucune signature. Ainsi le Courier and Enquirer ou M. Watson Webb, le New-York Herald ou M. Bennett, le Daily-Times ou M. Raymond, sont une seule et même chose. On dit généralement : « Horace Greeley disait l’autre jour, » aussi bien qu’on dirait : « Le New-York Tribune disait, etc. » Cette habitude de rapporter à un individu plutôt qu’à un parti l’influence d’une machine aussi considérable qu’un journal donne aux journalistes une puissance personnelle toute particulière.

Cette situation entraîne nécessairement des conséquences, dont la moins importante est ce ton de pamphlet et ce style injurieux qui déparent les journaux américains, et dont la plus considérable est que la presse échappe au contrôle des partis, et n’a réellement pas d’utilité politique. Il a été très bien dit que la presse était un qua trième pouvoir ; oui, mais seulement lorsqu’elle est l’arme des partis. Elle n’est un pouvoir que lorsqu’elle représente tout un groupe d’intérêts et d’opinions respectables et puissans, par conséquent lorsqu’elle est anonyme. Alors la presse est un pouvoir redoutable, mais non pas le journaliste. Si l’on veut que la presse soit puissante, il faut qu’elle absorbe le journaliste. Si l’on veut que le journaliste soit un pamphlétaire, on n’a qu’à enlever à la presse son caractère anonyme. La presse anglaise n’est si puissante que parce qu’elle est l’organe des différens partis, et qu’elle n’a aucun caractère individuel. Je ne puis assez m’étonner que les partis, qui chez nous ont surtout besoin de l’action de la presse, aient eu l’étrange idée de la