Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/583

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était rapporté avec bien plus d’étendue que le second. Involontairement et sans le savoir, le journal américain applique la doctrine de Monroë et exclut le vieux monde de ses colonnes. Les correspondances étrangères, sauf celles qui sont envoyées d’Angleterre ce pays détesté, mais qui se rattache aux États-Unis par tant de liens, n’existent pour ainsi dire pas. L’Espagne, l’Italie, et, ce qui est plus étrange, l’Allemagne, sont pour eux des pays à demi effacés de la mappemonde ; la France n’est pas beaucoup mieux traitée[1]. Avec le journal américain, on se sent transporté réellement dans un autre hémisphère. Nous n’avons pas le droit de nous : en plaindre à la vérité, car un Américain pourrait assez justement nous demander si c’est pour écouter des échos affaiblis de l’Europe que nous lisons un journal des États-Unis. C’est dans ce fait qu’est le grand intérêt et l’avenir de la presse américaine : le journal de New-York tend à devenir pour le Nouveau-Monde ce que le journal anglais est pour l’ancien monde ; l’Europe ne le préoccupe que très secondairement, et ce détail en dit assez sur les dispositions et la nature des lecteurs auxquels il s’adresse Moralement, le nouveau continent est séparé de l’ancien ; il n’y a aucune solidarité entre ses destinées : et les nôtres, aucun lien historique ; le souvenir de l’origine anglaise, et, fait bizarre, l’action latente et sourde de la cour de Rome sont les deux dernières influences générales qui rattachent encore ces populations à l’Europe.

Voilà donc les caractères du journal des États-Unis : démocratique de l’on et d’aspect, monotone dans sa polémique, roulant sur des objets sans grandeur et sur des détails sans intérêt universel, mais foncièrement américain et n’ayant jamais que l’Amérique en vue. Voyons maintenant les hommes qui le créent et le dirigent la situation d’un journaliste américain diffère sensiblement de celle d’un journaliste européen. Le journaliste américain est un personnage très redoutable et très redouté, qui jouit d’un pouvoir politique considérable. Il doit cette situation exceptionnelle à un fait peu remarqué : il est à peu près le seul individu exerçant une action et une influence publique aux États-Unis qui ne soit pas soumis au vote populaire et au caprice électoral. Président, représentans, juges, gouverneurs d’état, sont soumis à l’élection et reconnaissent un maître ; le journaliste est son propre électeur, il ne prend de mandat de personne ; il est, en un certain sens, le seul homme libre de cette société démocratique. L’homme politique peut le dénoncer ou le flétrir du haut de la tribune, mais peu lui importe ; la liberté le protége

  1. Nous ferons cependant une exception en faveur des correspondances parisiennes du New-York Tribune, qui sont très exactes, très animées et fort amusantes ; mais certaines correspondances mériteraient d’être autrement qualifiées !