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les Américains au contraire ne paraissent pas s’ennuyer très vite d’entendre répéter les mêmes articles une ou deux fois par semaine et quelquefois davantage, et cela pendant dix années consécutives, sur la clique du journal la Tribune par exemple, ou sur les desseins pervers des abolitionistes. Il n’y a point de pays au monde où l’on répète avec une pareille opiniâtreté les mêmes variations sur les mêmes thèmes connus. Toujours l’esclavage, Cuba, le Maine liquor Law ! À ce fond solide et invariable viennent s’ajouter des comptes-rendus de discours ou de meetings qui redisent à leur tour le refrain des colonnes éditoriales, l’esclavage, Cuba, le Maine liquor Law. En outre M. Bennett aurait pu, sans de bien grands efforts d’esprit, se convaincre que les mariages espagnols et l’incorporation de Cracovie offraient pour le moins autant d’intérêt que plusieurs des sujets sur lesquels il aime à exercer sa plume. À Dieu ne plaise que nous voulions rabaisser ici les questions qui font le souci de tous les cœurs et de toutes les âmes aux États-Unis ! mais enfin la question de Cuba, par exemple, ne réveille d’autres souvenirs que ceux de Lopez et de ses flibustiers, tandis que les mariages espagnols réveillaient les souvenirs d’une politique traditionnelle, appuyée sur les siècles. Sans être le moins du monde emphatique, on pouvait, en traitant cette question, évoquer les ombres majestueuses de Louis XIV et de Napoléon, et soumettre leur politique à un nouvel examen. Que dis-je ? si l’on était clairvoyant, on pouvait rappeler les mauvais succès de ces deux souverains, et insinuer que si les personnes de Guillaume et de Wellington avaient cessé d’être redoutables, l’esprit qui les animait l’était toujours.

Oui, dès qu’on sort de la lecture d’un journal américain, l’Europe, même dans le fâcheux état où elle est aujourd’hui, reprend tout son avantage. On sent alors tout le prix de la tradition, tout ce qui s’attache de grandeur à des institutions à l’ombre desquelles ont vécu tant de générations, tout ce qu’il faut de force morale ou d’héroïque audace pour oser porter la main sur elles. Remuer un caillou parmi nous est une œuvre périlleuse, et qui renferme plus de conséquences historiques que la fondation d’une ville entière en Amérique. L’Europe est et sera longtemps encore le pays des grandes questions. Deux ans durant, nos journaux ont été occupés de la guerre d’Orient, et je me rappelle à ce sujet qu’un journal américain a bien voulu convenir que les batailles livrées par la France et l’Angleterre n’étaient pas inférieures aux batailles de la guerre du Mexique sous la présidence de M. Polk. Soit, nous pouvons mettre de côté tout amour-propre national ; mais qu’est-ce qui était le plus important pour l’humanité, la guerre du Mexique ou la guerre de Crimée ? San-Francisco pourra bien être un jour, je le sais, le lieu de rendez-vous de toutes