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plutôt que de céder. On créa une monnaie de détresse[1]. Quoique l’on eût renvoyé tout d’abord les bouches inutiles, la famine ne tarda point à sévir. Depuis sept semaines, on n’avait point vu de pain dans la ville. Les provisions de toute sorte étaient épuisées. L’herbe, les feuilles, l’écorce des arbres, le poil des bêtes tuées et dévorées depuis longtemps, la terre même, tout devint une nourriture. À la famine succéda la peste. Sur seize mille habitans que renfermait la place, six ou sept mille périrent. On ne voyait plus que des cadavres vivans occupés à ensevelir des morts ; Cette ville, défendue par des ombres, se soutenait néanmoins contre la fureur de l’armée ennemie et contre ses propres divisions. Aux soldats qui leur criaient : « Vous mourez de faim, rendez-vous, et vous recevrez une distribution de vivres, » ils répondaient du haut des remparts : « Quand les provisions nous manqueront tout à fait, nous mangerons nos mains gauches en gardant notre main droite pour défendre notre liberté. » Un jour pourtant, des bandes d’affamés se présentèrent devant le bourgmestre de Leyde, Pieter Adriaanszoon van der Werff ; elles demandaient péremptoirement du pain ou la reddition de la ville. « J’ai juré de défendre cette cité, répondit le magistrat civil, et avec l’aide de Dieu, j’espère tenir mon serment. Du pain, je n’en ai pas ; mais si mon corps peut vous servir à continuer la lutte, prenez-le, coupez-le et divisez-le entre vous. » Les malheureux se retirèrent en silence.

Le sort de la Hollande était dans les murs de Leyde : toutes les Provinces-Unies avaient les yeux sur cette ville héroïque ; mais la place était si vigoureusement bloquée, qu’il était très difficile de lui venir en aide. Le prince d’Orange se décida enfin à percer les digues. C’était un parti extrême. Néanmoins le vieux proverbe batave prévalut : Mieux vaut pays désolé que pays perdu. Les terres furent donc désolées par les eaux et les moissons englouties. La mer, cette ennemie naturelle de la Hollande, accourut au secours de Leyde ; mais elle accourut lentement. Le vent ne portait pas les flots. Sur ces vagues paresseuses, qui ne poussaient point jusqu’à la ville, on vit apparaître des barques avec du canon. Ces barques, sans rames ni voiles, et qui se mouvaient au moyen de roues, étaient montées par les terribles marins zélandais, presque tous mutilés dans la guerre de l’indépendance. C’étaient des hommes à mine farouche,

  1. Cette monnaie était primitivement de papier ; on la remplaça bientôt par une monnaie d’argent. Des pièces frappées pendant le siège sont conservées à La Haye dans la riche collection des médailles. Les inscriptions sont significatives : Hœc libertatis ergo. — Deus servet Leidam. — Nummus obsessœ urbis lugdunensis sub gubernatione iliustrissimi principis Auriaci. Une de ces pièces porte pour effigie un lion armé d’un glaive, avec ces mots : Pugno pro patriâ.