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notre isolement nous effraie. Le silence nous gagne peu à peu, pauvres vieillards serrés autour de l’âtre désert, et nos morts bien-aimés nous parlent tout bas.

La brillante jeunesse de Pierce tranche vivement sur ce fond assombri. C’est maintenant un bouillant jeune homme, épris de la gloire comme d’autres le sont d’une maîtresse. Quand il a été question de lui choisir une carrière : — Je me ferai simple soldat plutôt que de ne pas entrer au service, s’écriait-il.

— Eh bien ! mon garçon, vous serez militaire, lui répondit son père tout aussitôt.

À sa place je n’aurais pas été si stoïque. Heureusement Frank s’est trouvé un homme de paix nonobstant les effrayans pronostics de son oncle Alan. Au surplus, quand une vocation est si décidée, il est périlleux d’y mettre obstacle. Pierce entra donc dans l’armée, et à peine avait-il rejoint son régiment, que les premières rumeurs de guerre commencèrent à circuler. Il fut désigné des premiers pour être envoyé en Orient. La lettre où il nous donnait cette bonne nouvelle était remplie d’enthousiasme, et lorsqu’il vint peu de jours après nous dire adieu, cet enthousiasme avait encore augmenté. La profession des armes s’offrait à lui, dès l’abord, telle qu’il l’avait rêvée, et dans tout l’éclat de l’uniforme allant au feu, clairons sonnant, bannières déployées. La tante Thomasine en était éblouie comme si elle n’eût eu que seize ans, et elle éperonnait ce jeune étalon plein d’ardeur, dont la fougue au contraire demandait à être bridée de court. — L’enfant fera son devoir, lui disait parfois mon frère impatienté. — Son devoir sans doute ! répondait-elle ; mais, pour un Randal, ce n’est point assez !…

Hugh revint de Londres, où il était allé surveiller l’embarquement de son fils, beaucoup plus tranquille que je ne m’y attendais. Quelques mois se passèrent dans l’inaction. Nous étions devenus de vrais politiques, et la tante Thomasine, tacticienne formée à l’école des journaux, me sermonnait fort inutilement sur l’inconvénient qu’il y avait à retarder l’ouverture de la campagne. Mary Close l’écoutait, les yeux grands ouverts. Mary Close — on sait qui était sa mère — venait très trouvent de Burndale à Thorney, montée sur son poney à tous crins. C’était l’amie d’enfance de Pierce, — sa petite femme, s’il faut tout dire, — et, nonobstant les conseils prudens de la parenté, ces deux enfans, avant le départ de Pierce, s’étaient engagés l’un à l’autre en échangeant leurs anneaux. Mary, avouons-le, n’était pas aussi pressée que la tante Thomasine de voir enfin la campagne s’ouvrir. Elle ne déblatérait pas contre le ministère, et n’apprit pas avec tant de joie le débarquement sur les côtes de Crimée.