Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que son père ne voulait pas le revoir en uniforme russe. Le jeune homme s’arrêta au pied d’un buisson et repartit bientôt dans son nouveau costume. On lui amena de la part de Chamyl un cheval magnifique ; il sauta légèrement sur cette monture de prix et s’avança vers son père. Arrivé à dix pas de lui, il descendit et se jeta dans ses bras ; des larmes coulèrent sur les joues de Chamyl, qui se tourna vers les assistans et leur dit : — Je remercie Dieu, qui m’a conservé mon fils, l’empereur qui me l’a rendu, les princes qui ont contribué à me le faire revoir, et toi, Isaï-Bek, pour tes bons services.

« En ce moment, il remarqua quelques officiers et cadets russes qui se tenaient à côté de Gramof, et demanda qui ils étaient. Celui-ci répondit que c’étaient des aides-de-camp du général Nikolaï qui étaient venus pour lui présenter son fils. — Je les remercie, dit Chamyl. J’avais une autre opinion des Russes. Je les juge mieux aujourd’hui.

« Les officiers russes demandèrent à Djemmal-Eddin s’il ne leur serait pas permis de prendre congé de lui. — Quelle demande ! s’écria le jeune homme, et il se jeta dans leurs bras. En ce moment, les yeux de Chamyl se remplirent de nouveau de larmes, et, pour détruire la fâcheuse impression que cette scène devait produire sur les montagnards, il leur dit : — Ces jeunes gens étaient sans doute camarades.

« Cela dit, il salua poliment les officiers et ordonna à Kazi-Machmet de les reconduire à la tête de cent hommes.

« Les prisonnières étaient déjà en route pour Tiflis ; elles y reçurent l’accueil le plus sympathique. Quant au fils de Chamyl, Djemmal-Eddin, on raconte que son premier soin a été de visiter les états de son père. Après avoir terminé cette tournée officielle, il a épousé la fille du célèbre naïb Talguike, et dirige maintenant, avec le secours des moulla, les affaires administratives et judiciaires du pays. Il ne lui est pas défendu, ajoute-t-on, d’écrire à ses amis de Russie, mais il use naturellement de ce droit avec modération. »


Le récit qui vient de nous faire pénétrer dans le sérail de Chamyl répond à bien des questions que le public européen se posait depuis longtemps avec une curiosité légitime. On ne connaissait qu’imparfaitement jusqu’à ce jour le héros du Caucase et les peuplades sauvages dont il soutient les droits. Le récit dicté par les princesses Tchavtchavadzé et Orbéliani, bien qu’il se ressente çà et là de l’émotion causée aux nobles captives par de pareils souvenirs, n’en doit pas moins être accepté comme le tableau le plus fidèle qu’on ait encore tracé de la société guerrière qui occupe les défilés du Caucase. En Russie même, on n’a point manqué de le prendre pour point de départ de quelques considérations politiques sur les rapports qui vont s’établir entre Chamyl et ses anciens ennemis. On paraît croire que l’invasion de la Kakhétie est le dernier épisode de la lutte si longtemps poursuivie par le prophète du Caucase contre les armées du tsar. Chamyl, dit-on, s’est rallié sincèrement au gouvernement russe, et demeurera désormais paisible au sein de ses montagnes. Le portrait tracé du