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Ce nourrisson d’espèce nouvelle devint pour l’observateur l’objet d’une sollicitude dont il nous a laissé l’expression naïve[1]. Il l’observait à la loupe du matin au soir, notant tous ses faits et gestes, suivant avec inquiétude ses moindres mouvemens, tremblant aux changemens même qui semblaient annoncer un excès de santé, frissonnant à l’idée d’une chute qui aurait pu être fatale ; mais toutes ces anxiétés furent bien vite oubliées, lorsqu’après avoir vu son élève changer quatre fois de peau et atteindre les caractères normaux de l’espèce, Bonnet put constater qu’une séquestration absolue n’avait nullement nui à sa fécondité. Le onzième jour, sa pucerone, — car il crut devoir dès lors lui donner ce nom, — fit un petit qui se portait à merveille, et un second suivit bientôt le premier. Il en fut de même les jours suivans. Chaque vingt-quatre heures, la famille s’accroissait de trois, quatre, et jusqu’à dix nouveaux membres. Au bout de vingt-un jours, cette mère, dont la virginité ne pouvait être soupçonnée, avait donné le jour à quatre-vingt-quinze enfans.

Cette expérience, faite d’abord sur le puceron du fusain, répétée ensuite sur un grand nombre d’espèces et par plusieurs observateurs, était décisive : le lucina sine coitu des anciens était mis hors de doute chez les pucerons ; mais ces insectes réservaient à Bonnet la découverte d’un fait bien autrement inattendu. Stimulé par quelques mots d’un émule dont nous aurons bientôt à parler, il reprit ses expériences pour voir jusqu’à quel point les facultés reproductrices de la mère s’étendraient à ses enfans et petits-enfans. Un puceron du sureau fut isolé immédiatement après sa naissance, et, comme celui du fusain, produisit bientôt des petits. Un de ces derniers fut séquestré à son tour, et n’en donna pas moins naissance à une troisième génération. Un jeune individu de celle-ci, placé dans des conditions toutes semblables, en engendra une quatrième, et ainsi de suite. Dès ce premier essai, Bonnet obtint cinq générations de vierges provenant les unes des autres. Plus tard, en revenant au puceron du fusain, il atteignit le nombre de dix, et ce chiffre a depuis été dépassé[2].

De toutes ces expériences, faites pendant le printemps et l’été, il

  1. Traité d’Insectologie, 1745. — Voyez, sur la vie et les travaux de Bonnet, la Revue du 1er octobre 1855.
  2. On voit d’après ces résultats combien doit être rapide la multiplication des pucerons. En admettant que chaque individu donne naissance seulement à cinquante petits, ce qui est certainement au-dessous de la vérité, un seul de ces insectes commençant à produire au printemps se trouverait, au terme de la belle saison, avoir été la souche de plus de quatre millions de milliards de petits-fils, et cette lignée couvrirait un espace d’au moins quarante mille mètres. Si la surface entière du globe n’est pas envahie par les pucerons, c’est que de nombreux et voraces ennemis veillent sans cesse pour les détruire.