Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/490

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Charles-Jean se leva à ses paroles, et, se promenant de long en large d’un air réfléchi et majestueux, il traça à grands traits le plan de la future campagne. « Il vous faut tel nombre d’hommes ; vous vous mettrez en route tel jour ; un mois après, vous êtes sur le Danube. » Suchtelen, qui naturellement savait tout cela au moins aussi bien que Charles-Jean, était tout oreilles, faisait l’étonné, s’exclamait d’admiration devant une science si profonde et de si beaux calculs. « Enfin vous traversez le Danube, continuait le roi, vous vous précipitez comme un torrent dans les provinces de la Turquie proprement dite ; le chemin vous est ouvert jusqu’aux Balkans. C’est ici seulement que commencent les difficultés… — Est-ce que votre majesté, dit Suchtelen, les croit insurmontables ? — Elles sont grandes, répond Charles-Jean, la chaîne des Balkans est considérable ; mais enfin il y a des défilés qui vous offriront un passage. Il faudra les forcer ; vous y réussirez… Soyez tranquille, tout ira bien… Et, je vous le répète, soyez persuadé que toute mon âme est avec vous, que mes vœux et tous ceux des Suédois vous accompagnent ! » Suchtelen vit poindre ici la seconde occasion qu’il attendait. « Sire, dit-il, pendant que j’avais le bonheur d’entendre cet admirable exposé, avec ces inappréciables directions sur une guerre peut-être imminente, j’ai senti de nouveau le regret que ces conseils et ces directions ne dussent pas avoir, ainsi que les vœux de votre majesté, de meilleur interprète que ma seule correspondance, et j’oserai encore une fois représenter quel prix y ajouteraient pour l’empereur mon maître quelques lignes de votre main… — Eh bien soit ! répliqua Charles-Jean, qui n’apercevait pas le piège. J’ai une idée : la princesse royale va nous donner dans quelques jours, j’espère, un gros garçon ; je saisirai cette bonne occasion d’écrire à l’empereur, et il pourra se convaincre que j’ai transporté sur lui toute l’amitié qui m’unissait à son noble frère. »

Suchtelen termine ainsi sa dépêche au comte de Nesselrode : « Votre excellence peut assurer à l’empereur qu’il recevra bientôt du roi de Suède une missive contenant une complète assurance de la continuation de son intime amitié avec la Russie. Nous avons imposé au roi de Suède une nouvelle attache, nous avons pris en mains un nouveau gage de sa fidélité, et cela sans une seule ligne, sans un seul mot écrit de notre part qui semble avoir demandé ou cherché ce résultat ! » Que la lettre annoncée ait été écrite lors de la naissance du prince royal actuel, qui survint en effet à cette époque, et que cette lettre ait contenu un renouvellement effectif, mais secret, de l’ancien pacte pour la première fois accepté en 1812, l’opposition suédoise n’en doute pas. Quant au troisième renouvellement, dont l’opposition se croit aussi assurée, elle tire cette conclusion du rapprochement plus ou moins habile d’un certain nombre de souvenirs