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avec une satisfaction et une ardeur intérieures qui, contenues d’a bord, éclatèrent bientôt malgré lui.

Les premiers jours, Bernadotte avait parlé avec beaucoup de réserve devant M. de Rumigny de la tentative de Bonaparte, et l’avait qualifiée seulement de démarche hardie, mais insensée et sans aucune chance de succès ni probable ni possible. Quelques jours après, il applaudit à l’entreprise de Murat, disant que le succès de l’un garantirait celui de l’autre et qu’un tel concours était bien combiné. Finalement on l’entendit ne plus mettre de bornes à ses éloges et à son admiration, et la cour de Suède vit avec surprise se réveiller dans le général en chef de la coalition de 1813, dans le vainqueur de Leipzig, l’élève et le lieutenant de Bonaparte. Un soir qu’au souper de la reine le prince royal parlait de l’entreprise du 20 mars avec son effervescence méridionale, il lui arriva, au milieu de ses hyperboles, de conclure en s’écriant : « Oui, madame ! Bonaparte est plus grand qu’Annibal, plus grand, plus admirable qu’Alexandre et que César, plus grand même que Moïse ! » — La reine, pour qui Napoléon n’était à la lettre qu’un démon incarné, n’y tenait pas d’entendre les éloges que multipliait Bernadotte, dont la volubilité intarissable ne laissait aucune place aux répliques ; mais au nom de Moïse, excédée, poussée à bout, elle interrompit en s’écriant d’un ton moqueur : « Pour César, Alexandre et les autres, je vous les passe, mais grâce pour Moïse ! Ne comparez point votre Bonaparte, suppôt de Satan et envoyé du diable, à un prophète, à un envoyé de Dieu ; c’est par trop fort ! »

Non content d’un tel langage, qui paraissait fort excentrique à la vieille cour de Charles XIII, Bernadotte fit circuler des brochures[1] composées évidemment sous son influence ou même en partie sous sa dictée, et qui montraient des sympathies assez nouvelles à Napoléon, une défiance non dissimulée de la Russie et un désir de rapprochement vers la France. On y lisait que l’arrivée subite de Napoléon avait été accueillie avec un immense enthousiasme par la France tout entière, que le prince de Suède, en 1813, n’avait voulu qu’ « arrêter le vol de l’aigle et non pas l’écraser. »… « Aussi longtemps, disait l’auteur anonyme, que le grand homme qui fait en ce moment la gloire de la Suède tiendra le gouvernail de l’état, une estime et une amitié réciproques l’uniront certainement avec le digne souverain de la Russie, et nous n’aurons par conséquent rien à craindre de ce côté-là ; mais ces deux étoiles ne luiront pas toujours sur nous, et l’on ne doit pas, en politique, fonder ses calculs sur un individu ou sur une circonstance

  1. Quelle politique appartient-il à la Suède de suivre dans la crise actuelle ? brochure de vingt-six pages, imprimée chez Olof Grahn, Stockholm 1815. — Les nouveaux événemens de la France tendent-ils au bonheur ou au malheur de l’Europe ? etc.