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son cachet ; puis il le pria d’aller à la rencontre de son fils Djemmal-Eddin, et ajouta en terminant :

« — Veille à ce que mon fils ne soit pas entouré par des gens mal intentionnés qui lui conseillent de ne point venir me retrouver. Rends-moi ce service ; sois sincère dans toutes tes démarches, et je t’en récompenserai. Adieu. »

Telles furent les dernières paroles que Chamyl adressa à l’officier arménien. Une demi-heure après, Gramof quittait l’aoul au bruit de la fusillade accoutumée, et se dirigeait vers Khasaf-Yourt, lieu où il devait rejoindre les princes, qui, comme on le comprend, attendaient son retour avec la plus vive impatience.

Quoique les princesses connussent l’arrivée de Gramof, elles ignoraient complètement les pourparlers qui venaient d’avoir lieu ; mais elles soupçonnèrent bientôt que Chamyl était vivement préoccupé par les circonstances dans lesquelles il se trouvait. La manière dont il était revenu au sérail, pendant la nuit, sans aucun apparat, accompagné seulement de Selim, leur indiquait assez que le sort des armes ne lui avait point été favorable. Ces soupçons furent justifiés par l’attitude morne et abattue de toutes les femmes du sérail. Enfin l’une d’entre elles leur confia que Chamyl avait couru le danger d’être pris, et qu’en fuyant la nuit avec Selim, il lui avait dit : — Il y a longtemps que tu me sembles chercher une occasion de passer aux Russes ; en voici une, profites-en. — Peu d’heures après son retour, un blessé avait été rapporté et déposé dans la chambre des étrangers. Tous ces renseignemens confirmèrent les captives dans leur opinion.

Leur situation n’était point changée ; la mauvaise saison, qui continuait, ajoutait encore, si c’est possible, à l’ennui et aux souffrances de leur détention. D’ailleurs elles commençaient à craindre que cette pénible captivité ne durât encore bien des mois. Leur seule distraction consistait, comme depuis leur arrivée au sérail, à recevoir les confidences des femmes de Chamyl et à assister à leurs débats d’amour-propre. Enfin une grande nouvelle se répandit à Dargui-Védeno : le fils de Chamyl était arrivé à Stavropol le 13 février, et peu de jours après il en était parti pour Khasaf-Yourt, avec Gramof, qui l’avait présenté au prince Tchavtchavadzé[1]. Le prince envoya un exprès à Chamyl pour l’inviter à diriger sur ce point des hommes chargés

  1. Le fils de Chamyl dont il est ici question est, dit-on, un jeune homme de bonne mine, souple et élancé ; il avait alors vingt-deux ans environ. L’expression de sa figure annonce la bonté, et son regard est plein d’intelligence et d’énergie. Il ressemble beaucoup du reste à son frère Kazi-Machmet, plus jeune que lui d’un an. On lui reconnaît beaucoup de goût pour l’étude, et il n’avait point oublié d’apporter avec lui un grand nombre de livres, des plans, etc. Quoique resté musulman, il avait presque entièrement oublié la langue de son pays, et professait un sincère dévouement à la Russie.