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parlant avec animation à toutes les personnes qu’il rencontrait. Il semblait s’entretenir avec elles d’une chose de la dernière importance. Enfin des coups de fusil retentirent dans l’aoul en signe de réjouissance. La nouvelle qui mettait ainsi la population en émoi était effectivement très propre à causer une grande agitation parmi les montagnards. Un envoyé du sultan était arrivé à Védeno pour y annoncer que son maître avait battu les Russes, conquis cinquante gouvernemens de leur empire, et offrait à Chamyl le gouvernement de la Géorgie, s’il consentait à l’assister dans la guerre qu’il faisait aux Russes[1]. À peine l’agitation que ce message avait causée à Védeno s’était-elle calmée, que Chamyl reçut une autre nouvelle qui le remplit de joie : un montagnard lui apprit que son fils Djemmal-Eddin s’était décidé à venir le rejoindre, et qu’il était en route. Le fait était vrai, Chamyl est servi par des espions fort intelligens. Le montagnard fut généreusement récompensé ; cependant Chamyl doutait encore. Il fit appeler l’interprète arménien Chakh-Abbas, et lui demanda ce qu’il en pensait. Celui-ci ne manqua pas de lui dire que la nouvelle devait être fondée, et Chamyl lui donna un cheval magnifique. Cette satisfaction fut néanmoins de courte durée ; la guerre, qui continuait toujours, arracha de nouveau Chamyl au repos du sérail, et cette fois le champ de bataille était si rapproché, que les prisonnières entendaient le bruit du canon. La pauvre Chouanète était dévorée d’inquiétude ; elle priait et jeûnait avec une dévotion extrême. Le bruit se répandit que Chamyl, incertain des résultats de l’affaire, avait recommandé que, dans le cas où les Russes pénétreraient jusqu’à Védeno, on s’occupât avant tout de sauver ses femmes, ses enfans et les prisonnières. À ce propos, Zaïdète dit à celles-ci : « Ne vous y trompez pas ; si les Russes venaient ici pour vous délivrer, ils ne trouveraient que vos cadavres. » Les princesses n’en doutaient pas, et cette pensée les tenait dans une grande inquiétude. Par une fatalité vraiment étrange, un tremblement de terre assez violent se fit sentir alors à Védeno. Une sombre terreur se lisait sur toutes les physionomies des habitantes du sérail, et les princesses elles-mêmes ne purent s’en défendre. »


L’absence de Chamyl se prolongea cette fois plusieurs semaines ; mais un dénoûment favorable se préparait enfin. Avant le départ de l’iman, un envoyé du prince David, le jeune Oscar, ayant de nouveau échoué dans ses tentatives de négociation, le gouvernement russe décida que le lieutenant Djemmal-Eddin, le fils de Chamyl, serait autorisé à se rendre sans délai auprès de son père. La volonté impériale devait être notifiée à Chamyl par un sous-officier noble, interprète arménien attaché à l’armée russe, Isaac Gramof. Cet officier devait en même temps plaider devant l’iman la cause des captives avec des chances de succès qui avaient manqué aux autres négociateurs.

  1. On sait que cette proposition n’eut aucun succès, et il ne pouvait en être autrement. La puissance de Chamyl n’a d’autre fondement que le muridisme, et l’essence de cette affiliation est un esprit de complète indépendance aussi bien politique que religieuse.