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Je remerciai Harley du fond du cœur ; mais je n’avais pas alors à lui donner cette affection qui seule sanctifie le mariage, et aucune considération de vulgaire égoïsme ne devait me faire accepter son offre. Il me demanda, comme pis-aller, une espérance quelconque, une promesse, si vague, si indéfinie qu’elle dût être. Je ne répondis que par un signe de tête négatif, bien qu’à ce moment-là même je sentisse les larmes me venir aux yeux en songeant au chagrin que je lui faisais… en bien ! malgré tout, il ne voulut pas se laisser absolument décourager. Pourquoi ? Je l’ignore. Il est bien certain que rien de ma part ne légitimait cette singulière obstination.

Harley passa une quinzaine à Londres, et grâce à, lui Hugh put voir, au moins par échappées, un coin de ce monde splendide au milieu duquel nous vivions en véritables cénobites. Quand il partit, je m’aperçus que la certitude d’inspirer à quelqu’un, par moi-même et pour mon propre compte, un intérêt si vif et si persistant n’était pas une médiocre satisfaction, et je regrettai sincèrement de n’avoir pu répondre mieux à une tendresse si dévouée. Il nous écrivait du reste assez régulièrement, et ses lettres finirent par être attendues, désirées, comme une agréable diversion à la monotonie de nos habitudes.

La Noël vint. M. Flinte nous surprit beaucoup en nous engageant à dîner. J’appris alors, pour la première fois, qu’il était marié et qu’il avait une fille unique. La grande question de la toilette aurait pu faire difficulté ; mais j’étais en grand deuil, ce qui simplifiait les choses. Les convives étaient nombreux à ce dîner annuel, où le grand homme de la famille avait réuni tous ses parens, et parmi eux j’en remarquai plus d’un dont les timides allures, les airs empruntés, les flatteries serviles trahissaient l’humble fortune. Je me rappelle surtout, comme m’ayant péniblement affectée, un petit homme blême, à physionomie inquiète, qui absorbait en silence une énorme quantité de vin. En revanche, j’avais en face de moi un jeune homme frais et dispos, que tout le monde s’obstinait à baptiser « le pauvre Dick. » J’osai demander pourquoi cette désastreuse épithète était appliquée à ce joyeux compagnon : il me fut répondu que c’était à cause du malheur constant, du guignon implacable qui avait toujours poursuivi, dans tout ce qu’il avait entrepris, ce prédestiné. Jamais, à coup sûr, guignon et malheur ne visitèrent un hôte plus serein et d’une humeur plus souriante. En somme, le dîner fut long, la conversation glacée, et je n’entendis pas sans un vif plaisir la petite toux prémonitoire par laquelle mistress Flinte donna le signal de la rentrée au salon.

Mistress Flinte se pouvait définir tout uniment une personne bien élevée et bien mise ; sa fille Blanche était grande, fière et silencieuse.