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— Une belle affaire !… L’intérêt de ces cent livres ne vous donnera pas seulement du pain et du sel.

— Nous vivrons sur le capital.

— Et, le capital mangé,… que vous restera-t-il ?

— L’avenir y pourvoira. En attendant, voilà mon devoir et ma tâche. Il faut remplir l’un et vaquer à l’autre, sans vaines craintes de ce qui peut advenir. Seulement il faut que ces arrangemens restent ignorés de mon frère. Vous me promettez de ne lui en jamais parler. L’excellente femme prit l’engagement que je lui demandais, et quelques jours après, par une belle journée d’été, mon frère et moi, nous quittions Burndale. La voiture passa devant Thorney-Hall, dont toutes les fenêtres étaient closes, les propriétaires se trouvant à Londres. Hugh me montra le vieux château, et me dit tout bas :

— Grisell ! que diriez-vous, si jamais on revoyait un Randal de Thorney ?

— Des rêves, petit frère,… des rêves, pas autre chose, lui répondis-je avec un sourire triste. Il n’ajouta pas un mot, mais ses lèvres serrées l’une contre l’autre, son teint animé, ses yeux brillans m’annoncèrent qu’il se plongeait avec délices dans ces rêves d’avenir.

En attendant qu’ils se réalisassent, en attendant que les Randal fussent relevés de leur déchéance et remis en possession du domaine de leurs ancêtres, il fallut aviser à notre installation à Londres, et, restreints comme nous l’étions aux combinaisons les plus économiques, ce fut une assez rude affaire. Pour une provinciale, je ne m’en tirai pas trop mal, et l’âpreté des petits propriétaires avec lesquels j’eus à me débattre rencontra une résistance qui dut leur inspirer une certaine estime de ma personne. J’obtins ainsi ajuste prix, ou peu s’en fallait, trois petites pièces, dont deux simples cabinets, transformés tant bien que mal en chambres à coucher, et un petit salon auquel un rigoureux nettoyage donna presque bon air. L’inconvénient de ce logement était son éloignement des bureaux où mon frère devait passer la journée. Il fallut se résoudre à le laisser dîner dans un café voisin de la résidence de M. Flinte, située dans cette large, magnifique et sotte rue qu’on appelle Portland-Place. J’y allai deux fois porter ma carte à M. Flinte, toujours absent ; politesse perdue qu’il ne me rendit pas, non pas même en s’informant de moi quand il voyait mon frère, ce qui lui arrivait au moins une fois par jour.

J’eus fort à faire, dans les premiers temps, pour organiser notre petit ménage. Je voulais que mon pauvre Hugh se trouvât bien chez lui, et j’y réussis à peu près. Il ne regrettait de Burndale, — et je les regrettais tout comme lui, si ce n’est plus, — que le jardin vert et la fraîche rivière, l’aspect des champs, des bois et des rougeâtres marécages.