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Thomasine voyant traiter son favori avec cette familiarité dédaigneuse, s’indignait peu à peu, et son parler devenu sec et pincé, ses façons de plus en plus cérémonieuses, accusaient son mécontentement ; mais M. Flinte n’y prenait pas garde, et, fort de sa supériorité, traitait d’assez haut, en homme d’affaires, en homme qui a vu le monde, les idées de la bonne vieille provinciale. Il ne paraissait pas se douter que, dans le cercle de famille, tante Thomasine passait pour un oracle. — Je ne puis supporter cet homme, nous dit-elle lorsqu’il nous eut quittés, pour regagner son auberge, avec une vague promesse de songer à Hugh ; l’envie me prend de l’envoyer promener, lui et sa protection. C’est un vrai tyran, et pas autre chose.

— Tyran ou non, répondit mon frère, s’il veut de moi, je me risque. Il ne faut pas s’attendre à marcher sur des pavés de velours, et il est bon de se frotter de bonne heure contre les ronces du chemin.

— Comme il ressemble peu à son frère Alan ! me dit la tante.

— Alan était un excellent garçon, s’écria Hugh avec effusion.

— Sans doute,… sans doute,… à sa manière ; mais un peu de bon travail vaut mieux que beaucoup de bon vouloir, repartit la tante, qui, sans trop s’en rendre compte, se laissait aller à l’ascendant énergique du jeune homme.

La sollicitude paternelle dont M. Flinte se targuait volontiers à l’égard de Hugh, réduite à se traduire en actes, se manifesta par des propositions assez médiocres. Il prendrait Hugh dans ses bureaux au pair, c’est-à-dire sans lui demander de prime, et, après un surnumérariat gratuit de trois ans, le jeune commis aurait droit à un salaire annuel de 30 ou 40 livres sterling. De savoir comment il pourvoirait, pendant ce long noviciat, à son logement, à sa nourriture, à son entretien, M. Flinte ne s’en inquiétait guère, et lorsqu’il vit que la tante Thomasine et moi nous nous apprêtions à débattre ces délicates questions, il s’éloigna prudemment, pour rester étranger au débat. La chère tante avait été tentée de refuser net les offres de « ce vieux je ne sais quoi, » comme elle l’appelait ; mais Hugh lui avait jeté à la dérobée des regards et des gestes supplians qui l’avaient retenue. Quand M. Flinte fut parti, je renvoyai mon frère sous le premier prétexte venu. Lui non plus ne devait pas prendre part à la délibération.

— Eh bien ! s’écria la tante, quand nous fûmes seules, vous acceptez ?… L’enfant est donc un caméléon ? Il vivra sans doute de l’air du temps ?

— Il vivra de ce que je pourrai lui donner, répondis-je. Je partirai avec lui pour Londres. Nous avons le petit legs de ma marraine Lee…