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d’une habitation si peu en harmonie avec la modestie de ses goûts et l’état réduit de sa fortune. Ses objections furent très froidement accueillies, comme l’étaient en général toutes celles qu’on opposait aux volontés arrêtées dans l’esprit de miss Grisell. Une fois propriétaire du château, elle y fit en peu de jours une révolution complète : les nombreux domestiques furent congédiés ; les vastes écuries furent jetées bas ; les appartemens d’apparat, avec leurs draperies fanées et leurs meubles démantelés, demeurèrent strictement clos. En revanche, les jardins, abandonnés longtemps à l’essor désordonné d’une végétation sans contrôle, prirent bientôt un autre aspect, et redevinrent par degrés ce qu’ils devaient être.

Rien de plus simple et de plus uni que l’existence de la noble demoiselle dans son vieux castel. Elle ne recevait personne, et les rares passans qui jetaient un coup d’œil dans cet enclos monastique n’y voyaient jamais qu’une femme en deuil, un chapeau de paille sur la tête, les bras protégés par des gantelets de peau, surveillant le travail d’un vieux jardinier. De science certaine, voilà tout ce qu’on en pouvait dire. Aussi en disait-on bien davantage, et mille propos plus ou moins absurdes étaient en circulation parmi les voisins. Ils essayèrent de faire causer au sujet de miss Grisell le vieux pasteur du village, qui donnait les premières leçons de latin aux deux jeunes Randal ; mais ni lui, ni sa fille Mary, la seule personne admise dans l’intimité de la châtelaine, ne voulurent servir à la curiosité médisante la pâture qu’elle attendait d’eux. Peu à peu on en fut réduit à traiter miss Randal de « personne excentrique, » ce qui impliquait au gré de chacun quelque idée ou de pitié, ou de ridicule, ou de blâme et de méfiance. Le château prit aussi un mauvais renom. Les villageois ne se hasardaient pas volontiers, après le crépuscule du soir, dans son avenue solitaire et sombre. Miss Grisell cependant poursuivait sans s’émouvoir l’exécution de ses plans. Elle termina l’éducation de ses frères. Godfrey, l’aîné, obtint une commission dans l’armée. Percival, destiné à la carrière ecclésiastique, terminait ses études universitaires. Les bonnes langues du pays ne se firent pas faute de remarquer, quelques mois après le départ du jeune enseigne, un changement notable survenu dans les façons de miss Randal. Elle était moins sociable que jamais, et aussi semblait plus inquiète. Son air soucieux la vieillissait encore, et, bien qu’elle ne dût pas avoir plus de trente ans, c’était déjà, au dire de ses bienveillans observateurs,« une vieille femme. »

Au bout d’un an, il fut à peu près avéré qu’on avait le secret de cette tristesse, de cette agitation mystérieuse, que la châtelaine, malgré ses dehors calmes et froids, n’avait pu dérober à la sagacité maligne de ses voisins. Il courait d’étranges bruits sur la conduite