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qu’elles allaient puiser de l’eau. Quoique femmes du premier dignitaire du pays, elles avaient un costume fort modeste. Leurs chemises et leurs pantalons étaient d’une étoffe grossière nommée biasi ; un long voile de percale très commune les cachait de la tête aux pieds ; leur visage était couvert d’une pièce de grosse toile dont la trame avait été légèrement éclaircie devant les yeux. La simplicité de ce costume surprit d’autant plus les prisonnières, que le district qu’elles traversaient passe aux yeux des Tchetchens et des Lesghes pour le foyer de l’aristocratie caucasienne[1], mais les mœurs ont encore dans ces contrées une simplicité antique.

« La colonne n’entra à Andi qu’à la tombée du jour, et tous les captifs, hommes et femmes, furent logés ensemble dans une grange qui était loin d’être assez grande pour les contenir. Pour remédier au défaut d’espace, on permit aux prisonnières de monter sur la plate-forme qui couvrait ce bâtiment. Peu d’instans après, les femmes du naïb leur apportèrent un souper fort appétissant, pendant lequel un des miliciens, qui avait conservé une tchoungoura[2], chanta des airs nationaux.

« Le lendemain, au moment du départ, un moulla donna des voiles aux princesses, leur disant que dans le pays qu’elles allaient traverser les femmes d’un haut rang ne pouvaient s’en dispenser. On passa bientôt devant Dargo, ancienne résidence de Chamyl, détruite en 1845 par les Russes, sous le commandement du prince Vorontsof en personne. Dargo n’est plus maintenant qu’un amas de décombres. Enfin on aperçut des toitures qui annonçaient un aoul ; c’était Dargui-Védeno, la nouvelle résidence de Chamyl. Plusieurs cavaliers, armés de piques ornées de guidons, se croisèrent avec la troupe ; ils étaient suivis d’un enfant de quatorze ans environ. On apprit plus tard aux prisonnières que c’était Machmet-Chabi, fils de la première femme de Chamyl, morte depuis quelques années. On les fit entrer d’abord avec tous les autres captifs dans une grange assez vaste, en leur annonçant toutefois qu’elles n’y resteraient pas longtemps ; elles devaient être conduites, ainsi que tous les prisonniers faits à Tsinondale, dans une maison voisine qui était habitée par Chamyl en personne. Parties de la tour de Pokhalski le 8 juillet 1854, elles étaient arrivées à Védeno le 30 du même mois ; elles avaient donc passé vingt-deux jours en route. »


Ici commence une nouvelle période dans l’histoire des captives de Chamyl. C’est dans le sérail du prophète qu’elles vont avoir à lutter non plus contre les intempéries, les fatigues et les violences, mais contre les intrigues des femmes de l’iman[3] et contre la cupidité des agens chargés de négocier leur rançon.

  1. Il faut entendre par ce mot l’élévation due à la richesse et au mérite personnel. Il n’existe point de classe aristocratique parmi les peuplades qui habitent le versant oriental de la chaîne du Caucase, tels que les Tchetchens, les Lesghes, les Avars, etc. ; mais il en est tout autrement chez les tribus du versant opposé et chez celles qui se trouvent sur les bords de la Mer-Noire.
  2. Instrument national des Géorgiens.
  3. C’est le titre que se donne Chamyl, bien qu’aux yeux des musulmans orthodoxes il n’y ait aucun droit.