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La fleur et la lumière de notre Kakhétie est au pouvoir des Lesghes odieux ! Oublions nos propres souffrances. Prions pour les princesses et pour leurs enfans. Avec eux seraient perdus l’espoir et l’ornement de la Kakhétie ! » Un autre incident assez curieux marqua l’arrivée de la princesse dans la tour. Une jeune Géorgienne, qui tenait un enfant dans ses bras, s’approcha d’elle et lui dit avec la respectueuse liberté des villageois du pays : « Les montagnards, princesse, ont tué ma mère et ma sœur. Voici une enfant à la mamelle qui est restée sans nourrice et qui va mourir de faim. Par pitié, princesse, donnez-lui votre sein. » On comprend que cette courte prière fut bientôt exaucée. Un maigre repas et une nuit assez paisible suivirent cette journée si tristement commencée.

Au point du jour, une fanfare militaire, qui rappelait les marches russes, les réveilla en sursaut ; c’était la musique de Chamyl qui sonnait le réveil. À peine avait-elle cessé de jouer, que le prince Ivan Tchavtchavadzé entra dans la salle pour donner à ses parentes une bonne nouvelle. Il venait d’obtenir de Chamyl l’autorisation de les accompagner avec son domestique et le sous-officier milicien Potapof, prisonnier comme lui, jusqu’à Dargui-Védeno, lieu où le chef montagnard réside habituellement, et qui avait été fixé pour leur séjour. Une visite assez inattendue suivit celle du prince : Kazi-Machmet, fils de Chamyl, parut devant les captives en compagnie de plusieurs naïbs. Il ne leur adressa pas la parole, mais les naïbs qui l’entouraient demandèrent à la princesse Tchavtchavadzé des nouvelles de sa santé et lui conseillèrent la résignation. Ils essayèrent ensuite de justifier leurs incursions dans la Kakhétie, en assurant qu’un grand nombre de princes de ce pays avaient adressé à Chamyl des actes de soumission. La princesse leur répondit qu’elle en doutait. Alors ils lui montrèrent des pièces écrites en géorgien, et prétendirent que c’étaient les documens dont ils parlaient. La princesse les parcourut : c’étaient des pages de registres enlevés probablement dans quelques propriétés pendant l’invasion ; elle le leur dit en souriant. — Comment le sais-tu ? répondirent naïvement les montagnards (ils pensaient sans doute que la princesse ne connaissait pas l’écriture géorgienne). — Parce que je le vois ! répliqua la princesse.

Les naïbs se retirèrent en dissimulant mal leur mécontentement ; ils rapportèrent cette conversation à Chamyl, qui leur enjoignit de s’abstenir désormais de tous rapports avec les prisonnières. Le prophète envoya dire ensuite aux princesses qu’il leur permettait d’écrire à leurs parens à Tiflis. On leur apporta en guise d’encrier, suivant l’usage du pays, de la charpie trempée d’encre, une plume de bois et du papier. La princesse Anne était encore sous l’influence de l’indignation