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sincère, la plus savante deviendra parfaitement inutile. Dans ce cas, j’accepte sans réserve l’avis des poètes.

Pour les gens du monde, je ne l’ignore pas, la critique n’est qu’un jeu d’esprit, et lorsqu’elle vise plus haut, ils la dédaignent volontiers, car ils veulent avant tout qu’on les amuse. Pour leur plaire, il s’est formé toute une école d’écrivains ingénieux qui effleurent toutes les questions sans jamais en sonder aucune. Dans cette école, qui a su se concilie de nombreuses sympathies, il ne s’agit pas d’avoir raison, mais d’égayer tous les sujets, de quelque nature qu’ils soient. L’étude est un bagage dont on s’inquiète peu, ou, si l’on y songe, c’est pour l’éviter. L’étude ne peut guère dicter que des pages ennuyeuses, et les hommes d’esprit devinent tout sans rien apprendre.

N’en déplaise aux gens du monde et aux hommes d’esprit, l’amusement n’est pas le but de la critique. Ce but, quel est-il ? C’est ce que je veux essayer de marquer d’une manière précise. Pour moi, le problème se réduit à ces termes : se taire ou parler utilement. À quelle condition la parole devient-elle utile ? Répondre à cette question, c’est proclamer le droit de la critique. Pour parler utilement, il faut de toute nécessité énoncer une pensée vraie. Pour énoncer une pensée vraie, il est indispensable d’envisager sous tous ses aspects l’œuvre du poète, de l’historien, du philosophe. La critique résolue à donner un avis sincère est obligée d’accepter le point de départ de l’auteur, car si elle n’y consentait pas, elle arriverait à lui demander ce qu’il n’a pas voulu, à chercher dans son œuvre ce qu’il n’a pas essayé d’y mettre ; mais le point de départ une fois accepté, elle a le droit de discuter la route choisie, la route parcourue. On aura beau accumuler les objections, on ne réussira pas à détruire l’évidence de ce droit. C’est sur ce fondement qu’il faut asseoir la critique. Toute autre base est une base chancelante, et ne permet pas de construire un solide édifice. Assigner des limites au contrôle de la critique, c’est la condamner à ne jamais conquérir aucune autorité. Est-ce là le but qu’on veut atteindre ? Qu’on le dise franchement, et la discussion sera close, et le public, une fois édifié sur la pensée intime des parties intéressées, ne prendra plus la peine d’écouter leurs réclamations. Comment se placer sur le terrain du poète, de l’historien et du philosophe ? Faut-il réunir en soi toutes les facultés dont ils sont doués ? faut-il avoir étudié tout ce qu’ils ont étudié, avoir senti tout ce qu’ils ont senti ? Si cette condition était vraie, le bon sens le plus vulgaire conseillerait, prescrirait le silence ; mais je ne crois pas qu’un tel prodige soit nécessaire pour établir l’autorité de la critique. Elle a des prétentions plus modestes et plus faciles à justifier. Elle ne se donne pas pour l’égale de ceux qui inventent, qui racontent, qui enseignent. Elle affirme