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prophète de malheur n’a pas indiqué le moment précis de la catastrophe. Il n’a donc pas eu la crainte de se voir démenti par le fait, quoiqu’il dise expressément que rien ne peut empêcher la fin du monde d’arriver au moment même où il parle. Il faut mettre ces pronostics à côté des calculs qui nous annoncent le retour de la fameuse comète de 1811 pour l’an 4876, c’est-à-dire dans trois mille ans, ou bien avec l’annonce du retour de celle de Mauvais, qui reparaîtra indubitablement l’an 103,894 de notre ère. Un érudit me demandait mon avis sur les passages de Lucrèce : je répondis que les vers me paraissaient fort beaux ; mais la poésie n’a pas, comme les sciences exactes, la vérité pour but unique, et par suite son autorité mathématique est assez faible. Remarquons que le sérieux de la question n’était pas de savoir si la lune tomberait, et quand cela devait arriver, mais bien de savoir si sa chute était possible.

La question de la chute possible de la lune avait un côté vraiment scientifique que l’éminent esprit d’Arago n’a point perdu de vue dans son rapport sur la réimpression aux frais de l’état des œuvres de Laplace. On voyait de siècle en siècle la lune se rapprocher un peu de la terre et son mouvement s’accélérer ; mais la cause de ces curieux phénomènes était inconnue. Laplace réussit, non sans un rude travail, à la découvrir, et il en conclut que si l’attraction ne se transmet pas momentanément dans l’espace, on ne peut pas lui supposer une vitesse moindre que cinquante millions de fois celle de la lumière, qui cependant est telle qu’un rayon lumineux ferait en une seconde sept ou huit fois le tour de la terre. Dois-je redire que c’est avec les mêmes moyens mathématiques que Laplace établit que la lune, après s’être un peu rapprochée de la terre, s’en éloignera ensuite ? Je crois me souvenir qu’à l’inspection de la table de M. Leverrier, qui donne pour deux cent mille ans les excentricités des planètes voisines du soleil, on trouve que c’est à peu près dans vingt-cinq mille ans d’ici que la lune commencera à opérer son mouvement de retraite en 8 éloignant de la terre ; mais si elle fût tombée, c’eût été bien plus poétique ! On voit donc qu’en général l’analyse mathématique et la poésie sont en grand désaccord quand il s’agit d’espérer ou de craindre la chimère qui n’a de réel que son nom, la fin du monde ! Bien des siècles encore après notre incomparable poète Béranger, on pourra dire :

Finissons-en, le monde est assez vieux !


La ficelle du misérable cerf-volant ne cassera pas. Il n’y a aucun espoir de dramatique de ce côté-là. Il ne reste au fond des choses que l’éternelle fluctuation des petits effets mesurés par les formules cosinusoïdales.