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sont comme les émanations du dieu suprême, du dieu créateur qui a donné la vie aux êtres par sa parole ; les rois procèdent simplement des dévas, ou divinités secondaires. Mettant de côté l’image dont il s’est servi une première fois quand il a fait sortir les rois des bras du Créateur, Manou parle de leur nature en des termes vraiment admirables : « Ce monde, privé de rois, serait de tous côtés bouleversé par la crainte. Aussi, pour la conservation de tous les êtres, le Seigneur a créé le roi,— en prenant des particules éternelles de la substance des huit gardiens du monde, qui sont : Indra, le dieu de l’éther ; Anila, le dieu du vent ; Yama, dieu de la justice et juge des morts ; Soûrya, le soleil ; Agni, le dieu du feu ; Varouna, le dieu des eaux ; Tchandra, le dieu Lunus des Latins ; Koûvéra, le dieu des richesses. — Et c’est parce que le roi a été formé de particules tirées de l’essence des principaux dévas, qu’il surpasse en éclat tous les autres mortels[1]. »

On n’a jamais fait un plus magnifique portrait de la royauté. Celui qui en est revêtu prend place bien au-dessus des autres mortels, parmi les dieux qui protègent et gouvernent le monde, au milieu des dévas, ministres des volontés de la Divinité suprême, dont il résume en lui-même l’éclat et la puissance. Voilà bien le génie poétique de l’Inde, abusant du symbolisme et substituant à la nature humaine l’image qu’il a évoquée pour peindre et fixer sa pensée. Étant admise la fiction qui fait du brahmane le verbe vivant, on doit reconnaître qu’il y a dans cette peinture du guerrier devenu roi une corrélation d’idées parfaitement logique. Le kchattrya, armé de la puissance temporelle, représente Jupiter la foudre en main, tandis qu’à l’arrière-plan, et au-dessus de lui, plane le dieu invisible et immuable, le Destin, celui que les Hindous ont appelé Brahma qui existe par lui-même (svayambhoû). Cette comparaison, qu’il a prise au propre, Manou la poursuit avec une énergie croissante : « Un roi, même enfant, ne doit pas être méprisé par quelqu’un qui dirait : C’est un simple mortel ! car sous cette frêle enveloppe se cache une divinité terrible et douée d’une grande majesté. » Et la majesté royale devient, dans la pensée du législateur, une flamme divine et vengeresse qui sait reconnaître et atteindre le coupable : « Le feu ne brûle que l’homme qui s’en approche imprudemment ; mais le courroux d’un roi consume toute une famille, avec ses troupeaux et ses autres biens. »

Comment le kchattrya-roi manifestera-t-il la redoutable majesté qu’il recèle en lui-même ? Quelle arme les dieux dont il est formé

  1. Livre vii, stances 4-5. Et le législateur ajoute : « De même que le soleil, il brûle les yeux et les cœurs, et nul ne peut le regarder en face. »