Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

administrations publiques, dans les bureaux de poste ou bien chez les négocians, à l’état d’écrivains et de commis. Tout le jour ces derniers font courir leur calame sur les feuilles d’un registre ; contraints de vivre durant de longues heures éloignés du commerce des livres saints qui devraient faire l’objet de leur étude assidue, on les voit, dès que le signal du repos est donné, retourner en hâte dans leurs demeures pour reprendre le cours de leur existence hindoue et brahmanique.

Mais les plus heureux de toute la caste je dirais volontiers les plus heureux habitans de la plus belle partie de l’Asie, ce sont les brahmanes placés entre les conseillers de rois et les écrivains de bureaux, ceux qui vivent en pleine campagne autour de quelque magnifique pagode dont les revenus suffisent à leurs besoins[1]. Dans ces retraites charmantes, rien d’étranger, rien d’européen et d’hostile à leur croyance ne vient blesser leurs regards. Réunis en grand nombre aux pieds des idoles qu’ils desservent, égaux entre eux, imbus des mêmes idées et des mêmes préjugés, ils vivent avec leurs femmes et leurs enfans dans le plus tranquille far-niente, éclairés par un soleil de feu, rafraîchis par une ombre opaque et par les eaux de larges réservoirs. Les grandes fleurs odorantes qui s’épanouissent dans les jardins pour le service du culte, ils vont avant l’aurore les cueillir de leurs mains quand elles exhalent tous leurs parfums sous l’influence de la rosée des nuits. Les beaux fruits qui sont offerts chaque jour à la divinité de granit dans son sanctuaire mystérieux, ils se les partagent et les portent à leurs enfans, qui les saisissent avec avidité, comme l’oiseau qui donne la becquée à ses petits. À l’heure où le soleil vertical répand sur la terre des torrens de feu, quand il n’y a plus d’ombre autour des hauts portiques à sept rangs de bas-reliefs, ils descendent au bord des étangs en se glissant pour dormir sous les manguiers au feuillage épais. Tout humides encore du bain qu’ils ont pris en se plongeant dans l’eau des réservoirs marbrée de lotus bleus, ils rêvent au Dieu qui a créé toute cette puissante nature, au Dieu dont ils sont les premiers-nés, qui leur a donné en partage l’amour de la retraite et de la vie frugale, avec un immense orgueil pour s’admirer, une vanité à toute épreuve pour n’envier le sort de personne. Absorbés dans le doux sommeil de la contemplation, ils entendent la marche harmonieuse des mondes qui roulent dans l’immensité, s’unissant par la pensée à tous les êtres supérieurs parmi lesquels ils se rangent complaisamment. Au soir, quand la fraîcheur ranime la vie partout languissante, l’heure de l’offrande

  1. Ces revenus ont beaucoup diminué depuis l’occupation anglaise ; les brahmanes ont soin d’en avertir les voyageurs, à qui ils demandent l’aumône en se plaignant de la dureté des temps.