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fait il prend place à la tête de la société à laquelle il communiquera la vie intellectuelle et spirituelle. Le guerrier étudiera aussi, mais sous la direction du prêtre, qui se constitue son précepteur et son guide. Il est également permis au marchand, au banquier, au laboureur, à l’artisan, de se faire lire et expliquer les saintes écritures ; mais les divers travaux de ces professions laisseront-ils à ceux qui les exercent le temps nécessaire pour devenir fort habiles ? L’homme de la troisième caste a le droit de s’instruire ; reste à savoir s’il en a les moyens et la possibilité. Quant au çoûdra, il a reçu en partage l’abjection, l’ignorance et aussi la résignation, dont le christianisme a su faire l’une des plus hautes vertus de l’humanité. On ne peut pas appeler le pauvre çoûdra un enfant déshérité de la grande famille indienne, car il n’en fait pas partie ; il lui est même défendu d’acquérir des richesses superflues, parce que « le çoûdra devenu riche, ne connaissant point les textes sacrés et cessant d’être docile aux instructions de ses maîtres spirituels, vexe les brahmanes par son insolence[1]. »

Il reste donc, à vrai dire, trois castes, toutes les trois héréditaires, reconnaissant toutes les trois la loi védique : au premier rang, le prêtre ; au dernier, le peuple actif et laborieux, l’industriel, le commerçant, le navigateur tous ceux qui font vivre et prospérer la nation ; au centre, le guerrier-roi, qui écoute la parole divine et administre la justice humaine. En principe, ces trois castes ne sont guère autre chose que les trois ordres de l’ancienne monarchie française, et pour condamner d’une façon absolue l’exclusion du çoûdra, il faudrait savoir si ceux que l’on a désignés par ce nom n’étaient pas, dans le principe, de véritables sauvages, grossiers, impossibles à civiliser, enclins à se cacher dans les forêts avec les bêtes fauves. Tout porte à croire que les serfs dont il est fait mention sous le nom de çoûdra furent les aïeux de ces barbares dont la race subsiste encore dans l’Inde, et qui se sont retirés jusque sur le sommet des montagnes pour se soustraire à la conquête et à l’influence civilisatrice des Aryens. Il y en eut qui acceptèrent le joug de la domesticité ; d’autres résistèrent, et prirent la fuite après avoir été vaincus.

Cette première distinction des castes est assez largement tracée ; elle semble plutôt exprimer un fait que l’imposer. Avec le temps cependant, elle devint une loi, et, qui plus est, une loi tyrannique, puis finalement un dogme. À mesure qu’on avance dans la lecture du code de lois de Manou, on voit les brahmanes se faire la part du lion dans le partage des droits. Ils regagnent en autorité morale, par l’exercice du pouvoir spirituel, tout ce qu’ils accordent aux rois de

  1. Lois de Manou, liv. x, texte et commentaire de la stance 129.