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de bonne foi : un homme qui voit sa femme prodiguer les avances pour encourager une passion adultère peut-il être bien sûr de sa vertu ? n’a-t-il pas le droit de lui dire : Si vous n’aviez pas appelé le danger, votre honneur n’eût jamais été menacé ? Il n’y a pas un spectateur qui ne se sente porté à excuser Tartufe, et ne prenne parti contre la coquetterie poussée jusqu’à la provocation. Il est donc impossible de nier que le personnage d’Elmire est dénaturé. Dans cette méprise, le respect de la tradition n’a rien avoir. Mlle  Mars avait très bien saisi la pensée de Molière et la rendait fidèlement. Pourquoi Mme  Plessy ne s’est-elle pas résignée à l’imiter, au lieu de chercher la nouveauté en sacrifiant le bon sens ?

Pour le personnage d’Orgon, la question est toute différente. Ici la méprise se transmet du professeur aux élèves, du chef d’emploi aux débutans. M. Provost, malgré ses études, malgré son zèle, malgré le bon sens dont il a donné tant de preuves s’est trompé en jouant le rôle d’Orgon. MM. Anselme et Talbot se trompent après lui, par déférence pour l’autorité qu’il s’est acquise. Je ne veux établir aucune comparaison : il ne s’agit pas de talent, mais de clairvoyance. Or il est évident qu’Orgon, pour se laisser duper par Tartufe, doit être sincère dans son admiration pour son hôte. S’il a conscience du ridicule auquel il s’expose, s’il le témoigne publiquement, s’il se moque de lui-même, toute la comédie devient impossible. S’il prend un accent narquois en demandant à Dorine des nouvelles de sa femme et des nouvelles de son pieux ami, le spectateur n’a plus aucune inquiétude. Il sait d’avance qu’Orgon ne sera pas trompé, qu’il a trop d’esprit pour se laisser prendre à la dévotion de Laurent et de son maître. Chose triste à dire et qui montre à quel point le sens des grandes œuvres s’obscurcit de jour en jour parmi les gens du monde, le rôle d’Orgon, ainsi compris, c’est-à-dire ainsi dénaturé, n’excite dans la salle aucun murmure. Aussi, quand je parle du spectateur exempt d’inquiétude, ce n’est pas du public pris en masse que j’entends parler, mais d’une minorité attentive. Pour le plus grand nombre, hélas ! le faux Orgon est plus amusant que l’Orgon conçu par Molière. En riant de lui-même, il excite la gaieté. Qu’il se méprenne sur la pensée du poète, qu’il lui prête des intentions réprouvées par le bon sens, ce n’est là pour le plus grand nombre qu’une question sans importance. Le théâtre est un lieu de plaisir et non un lieu d’étude. Et comment s’amuser, si avant de rire on a besoin de se consulter ? Pourvu qu’on rie, c’est le principal. Il faut laisser aux pédans le soin de savoir si le divertissement était de bon aloi, ou si l’on n’avait pas le droit de se divertir. C’est par cette fine sentence qu’on ferme la bouche aux censeurs, et la pensée de Molière se trouve ainsi rangée sur la même ligne que les gaudrioles du boulevard. Cependant je ne crois pas inutile de ré-