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Deux statues placées au Havre, Bernardin de Saint-Pierre et Casimir Delavigne, nous montrent David s’efforçant de plus en plus de donner à la sculpture un accent populaire. Si l’on ne s’attache qu’à l’exécution matérielle, ces deux ouvrages se recommandent par un égal mérite. Si l’on tient compte du bonheur de l’expression, la statue de Bernardin de Saint-Pierre est très supérieure à celle de Casimir Delavigne. On sait que l’auteur de Paul et Virginie était d’une beauté remarquable. Son visage, empreint d’une douce mélancolie, encadré dans une chevelure longue et soyeuse, excitait partout la sympathie et l’admiration. C’était donc pour la sculpture une excellente donnée. David, en modelant cette poétique figure, n’a répudié aucun détail du costume moderne, et il a su l’assouplir de façon à laisser voir la forme du corps. Le visage est plein de grâce et de majesté. Un sourire triste et indulgent erre sur les lèvres du vieillard. Il s’agissait d’exprimer son plus beau titre de gloire, de rappeler à notre pensée le livre qui assure la durée de son nom. Les rêves du savant sont à peine protégés par l’éclat et l’harmonie du style; la renommée du poète a seule survécu à ce grand naufrage. Quand les Études sur la Nature seront oubliées depuis longtemps, on lira encore avec émotion, avec enchantement, l’histoire de Paul et Virginie. Pour figurer ce touchant et gracieux ouvrage, David a placé aux pieds de Bernardin deux enfans nouveau-nés endormis dans un berceau fait de feuilles de palmier. Ces deux petites créatures, pour qui la vie vient de commencer, sont d’une beauté charmante, et révèlent le nom du poète aux mémoires les plus paresseuses. Ce berceau, où sommeille l’innocence, comptera sans doute parmi les conceptions les plus ingénieuses de l’art moderne. Il y a dans cette idée quelque chose de spontané qui s’adresse au cœur, et l’attendrissement du spectateur n’est pas une émotion passagère. Toutes les parties de cette conception vraiment poétique soutiennent victorieusement l’examen le plus attentif. Le regard se promène avec bonheur des enfans au vieillard et ne se lasse pas d’admirer la souplesse et la variété du travail. Le projet conçu par David est un projet heureux, et sa main n’a pas trahi sa volonté. Il a mis au service d’une intention excellente un savoir profond, une habileté consommée, et son œuvre est si naïve, qu’elle semble n’avoir rien coûté. En sculpture comme en poésie, c’est là un des plus beaux triomphes que l’auteur puisse souhaiter. Je regrette seulement que la statue de Bernardin ait été coulée en bronze. Je crois que la pensée de David aurait trouvé dans le marbre un interprète, sinon plus fidèle, au moins plus naturel. Le choix de la matière n’est pas indifférent, et le marbre fouillé par le ciseau exprime plus facilement que le bronze une idée gracieuse. Je sais que sous notre ciel pluvieux le