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fut le premier à introduire dans la chapelle de Saint-Marc l’usage des grandes masses vocales divisées en deux et trois chœurs à quatre et cinq parties, qui se répondaient d’une extrémité de la basilique à l’autre, et produisaient une sorte de contraste qui saisissait l’imagination des fidèles. Ce genre de chœurs entrecoupés de silence, choro spezzato, ainsi que le qualifie Zarlino, révèle une préoccupation évidente de l’effet dramatique, et on le verra s’agrandir sous la main des compositeurs vénitiens, dont il est la propriété. Un autre Flamand, Cyprien de Rore, élève et successeur de Willaert comme directeur de la chapelle de Saint-Marc, marcha sur les traces de son maître et s’acquit une grande renommée. Dans ses madrigaux et ses motets à cinq, six et huit voix, il eut soin de respecter la prosodie des paroles et de vivifier même l’ancienne tonalité du plain-chant par des accidens chromatiques qui lui étaient étrangers, et qui marquaient un nouvel effort vers le coloris et l’expression morale des sentimens. Zarlino, que j’ai déjà cité, Claude Merulo, compositeur éminent et organiste non moins célèbre, et surtout Andréa Gabrieli, tous les trois maîtres de chapelle de notre basilique, ont fécondé les traditions de Willaert, de Cyprien de Rore, et imprimé au madrigal, mais particulièrement à la musique religieuse, un caractère de grandeur, de variété et de complication dramatique qu’on ne trouve que dans l’école vénitienne.

Jean Gabrieli, qui représente la seconde phase nationale, est né à Venise d’une famille patricienne vers le milieu du XVIe siècle. Élève et neveu d’Andréa Gabrieli, il honora sa mémoire en publiant en 1587 un recueil de ses madrigaux et de ses motets religieux, précédé d’une dédicace, où il témoigne son admiration pour le savoir et les inventions harmoniques de son oncle. Nommé le 7 novembre 1584 maître de chapelle de l’église de Saint-Marc, où il succéda à Merulo, Jean Gabrieli mourut à Venise, au comble de la gloire, en 1612. Ce sont là tous les renseignemens, qu’on possède sur sa vie ; mais son œuvre, qui nous reste, permet d’apprécier l’étendue et la vivacité de son génie. Ce génie hardi et vraiment original se révèle non-seulement dans la conception des grands morceaux d’ensemble à deux, trois et jusqu’à quatre chœurs, qui dialoguent entre eux et forment des contrastes saisissans, mais aussi dans la marche des différentes parties, qui s’affranchissent de l’imitation scolastique de la fugue pour obéir à l’esprit des paroles et distraire l’oreille par des dessins particuliers, qui ajoutent de la variété à l’effet imposant de l’ensemble. Le rhythme déjà riche en combinaisons qui circule à travers ces grandes masses chorales, l’instinct de la modulation qui perce de toutes parts, non plus par de simples accidens chromatiques, comme dans les œuvres de Cyprien de Rore, mais par des rapprochemens pleins d’élégance établis entre les différens tons du