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il chante, il prie au lieu d’argumenter, il crée enfin la musique du catholicisme, entrevue seulement par les grands esprits du moyen âge, et qu’on trouve définie dans ces paroles de saint Bernard : Sic suavis ut non sit levis, sic mulcet aures, ut moveat corda, tristitiam levet, iram niitiget, sensum litterœ non evacuet,sed fecondet[1].

Vous allez juger vous-mêmes, dit l’abbé en descendant de l’estrade sur laquelle il était placé, si la musique de Palestrina, qui a donné son nom à toute une école, et dont le style marque une date de l’histoire, mérite les éloges qu’on lui prodigue depuis deux cents ans.

Les chanteurs de la chapelle ducale de Saint-Marc, qui étaient réunis dans un coin de la bibliothèque, exécutèrent alors le Sanctus de la messe à six voix dite du pape Marcel, morceau remarquable, qui communique à l’âme une émotion qu’il est impossible de définir ; le Kyrie de la messe de Requiem, d’une expression profonde ; l’impropria à quatre voix, Vinea mea electo, qu’on chante le vendredi-saint à la chapelle Sixtine, prière d’un accent ineffable et vraiment divin, dont Mozart seul a pu égaler l’élévation dans son Ave verum. L’exécution de ce morceau produisit dans l’assemblée une explosion d’enthousiasme et de ravissement qui dura quelques minutes pendant lesquelles Lorenzo s’approcha de Beata, dont le regard l’invitait, pour ainsi dire, à venir lui communiquer son sentiment.

Après le Stabat Mater à deux chœurs qui fut chanté aussi avec beaucoup d’ensemble, on termina par le madrigal à quatre voix : Alla riva del Tebro, qui est un modèle de ce genre de composition dite musica da caméra, musique de chambre, parce qu’elle tenait lieu, au XVIe siècle, de la musique dramatique, qui n’existait pas encore.

— Ai-je besoin de vous faire remarquer, reprit l’abbé, qui était remonté sur l’estrade, le charme particulier de ce morceau, qu’on dirait avoir été composé par un poète qui aurait eu l’âme et le génie de Virgile, dont il rend en effet la molle langueur et la mélancolie touchante ? Et si vous saviez avec quelle simplicité de moyens Palestrina a obtenu de tels effets ! Subissant les lois de la fugue, qui était alors la forme consacrée par les maîtres de l’art, il se joue de ses difficultés avec une aisance admirable, et c’est au moyen de quelques dissonnances produites par les mouvemens et la stratégie des parties[2] que Palestrina parvient à exprimer la douleur de ce jeune berger pleurant, sur les bords du Tibre, un amour dédaigné :

… Et mœstis laté loca questibus implet ;
  1. S. Bernardus, epist. 1312 ad Guidonem. « Chant plein de gravité, qui est doux et pas mondain, qui charme les oreilles et touche le cœur, qui dissipe la tristesse, calme la colère, et qui, au lieu d’éviter le sens des paroles, en féconde l’esprit. »
  2. Telles que les dissonnances de neuvième et de septième.