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1854, Omer-Pacha avait reçu successivement soixante-dix mille hommes de troupes régulières, soixante mille rédifs et cinquante mille bachi-bouzouks, en tout cent quatre-vingt mille combattans. Mais quel était l’état de cette armée ? Les hommes étaient sans solde, les uns depuis six mois, les autres depuis dix ; ils étaient déplorablement mal vêtus, et Omer-Pacha demandait inutilement à Constantinople de nouveaux habillemens pour ses troupes. Riza-Pacha, qui avait succédé comme séraskier à Méhémet-Ali-Pacha, et qui s’était fait une grande réputation comme organisateur de l’armée ottomane, passait pour un ennemi d’Omer-Pacha, et lui répondait froidement que le drap ne manquait pas en Bulgarie. Les escarmouches avec les Russes sur le Danube et les campemens pendant un hiver rigoureux dans la neige, sur les bords du fleuve, avaient occasionné un grand nombre de maladies parmi les Turcs. On avait établi des hôpitaux, des médecins étaient venus de tous les points de l’Europe ; mais les médicamens manquaient ou étaient pour la plupart falsifiés[1]. Le général en chef voyait avec effroi son armée dépérir sous ses yeux. Il se décida donc à écrire directement au sultan, pour lui exposer, dans son affreuse vérité, le triste état de cette armée, et le conjurer de prendre des mesures sérieuses afin d’y remédier, ou de daigner accepter sa démission. Sans se concerter avec ses ministres, sans prendre conseil de personne, le sultan nomma Omer-Pacha serdar-ekraem (généralissime de toutes les armées ottomanes en Europe), et lui envoya, sur sa cassette privée, 60 millions de piastres pour payer l’arriéré de ses troupes.

Aux approches du printemps de 1854, les Russes se préparèrent à exécuter le plan de campagne projeté pour l’invasion de la Bulgarie. Le prince Paskiévitch fut désigné pour prendre en personne le commandement suprême. Tout le troisième corps d’infanterie, les réserves des troisième, quatrième et cinquième corps d’armée, les régimens de dragon set les remplaçans pour tous les régimens étaient arrivés sur le théâtre de la guerre. Depuis Ismaïl jusqu’à Kalafat, l’armée russe comptait cent trente-sept mille sept cent soixante-dix hommes d’infanterie, trente-cinq mille hommes de cavalerie, cinq cent vingt bouches à feu, avec dix mille cinq cent soixante-dix artilleurs. En tout, avec les parcs de munitions, les équipages de ponts, les employés des transports et de la chancellerie, le prince Gortchakof

  1. Lorsque le ministère de la guerre d’Angleterre envoya un médecin en chef des armées en Bulgarie pour étudier les maladies de ce pays en prévision de la campagne que les Anglais se préparaient à faire, ce médecin demanda à Omer-Pacha : « Quelle est donc la maladie qui ravage vos troupes ? — C’est, répondit le serdar, Della Suda. — Quel est ce nom ? dit l’Anglais étonné. — C’est celui du pharmacien fournisseur des médicamens pour nos hôpitaux. »