Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Foucher de Careil en a trouvé une autre qui nous fait pénétrer plus avant dans ces longues, fréquentes et amicales conversations de Leibnitz et de Spinoza. Elle nous apprend en outre que les deux philosophes s’étaient entretenus des événemens politiques et de la mort tragique de l’illustre ami et protecteur de Spinoza, Jean de Witt : « J’ai passé quelques heures après dîner avec Spinoza, il me dit qu’il avait esté porté, le jour des massacres de MM.  de Witt, de sortir la nuit et d’afficher quelque part, proche du lieu (des massacres) un papier où il y aurait ultimi barbarorum ; mais son hôte luy avait fermé la maison pour l’empêcher de sortir, car il se serait exposé à être déchiré. »

Voilà des sentimens, voilà une conduite qui ne surprendront nullement ceux qui ont étudié la personne de Spinoza, et qui savent qu’on peut être le plus chimérique des métaphysiciens et le meilleur des hommes ; mais ne considérons en Spinoza que le philosophe. Certes il s’est trompé, et c’est un grand malheur pour lui et pour beaucoup d’autres ; mais combien se trompent aussi les juges prévenus qui s’obstinent à voir en lui un athée ! Leibnitz, qui, dans ses momens de sévérité pour le cartésianisme, semble quelquefois, nous l’avons vu, abonder dans ce sens, en est au fond si éloigné, qu’il signale positivement dans Spinoza une tendance au mysticisme. Voici le passage ; c’est encore un de ceux qu’a trouvés à Hanovre M. Foucher de Careil : « L’opinion d’Alexandre, d’Amaury, de David de Dinant et de Spinoza, et peut-être aussi de Parménide et Mélisse, qu’il n’y a qu’une seule substance qui est Dieu, approche de celles de quelques mystiques[1]. »

Cet aperçu, jeté en courant par Leibnitz, est bien digne de ce merveilleux génie, le plus pénétrant et le plus vaste qui fut jamais. Le système de Spinoza présente en effet ce singulier caractère, que si on l’envisage d’un certain côté, il peut sembler par ses dernières conséquences toucher à une sorte d’athéisme ; puis, si l’on change de point de vue, du sein de ces spéculations abstraites où la pensée religieuse est comme étouffée, on voit tout à coup jaillir une source inattendue de spiritualisme et presque de mysticité.

Voilà sans doute ce qui a trompé la critique allemande depuis soixante ans et ce qui peut expliquer bien des jugemens étranges et bien des admirations singulières. Qui n’a pas souri en lisant dans Schleiermacher cette invocation éloquente et naïve : « Sacrifiez avec moi une boucle de cheveux aux mânes du saint et méconnu Spinoza ? Le sublime esprit du monde le pénétra, l’infini fut son commencement et sa fin, l’universel son unique amour ; vivant dans une sainte

  1. Leibnitz, Remarques sur le Dictionnaire de Bayle, article Ruysbroeck, chez M. Foucher de Careil, p. 178.