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facile de retrouver en sa personne bien des traits des gentilshommes anglais de l’époque. Ne les reconnaissez-vous pas ? Ils sont soucieux, inquiets, sollicités par un esprit nouveau qu’ils adoptent avec une ardeur grave et une certaine tristesse noble ; et qu’ils servent avec dévouement et jusqu’à la mort. Autour d’eux brillent encore des symboles que la vie commence à déserter ; les formes du moyen âge, entamées déjà par la mort, existent encore autour d’eux ; les fantômes hantent encore leur imagination, leur donnent de funèbres messages, et arment leurs mains du poignard pour la vengeance personnelle, pour la politique ou la religion. L’esprit est converti, mais la chair s’obstine ; les vieilles habitudes résistent, et le sang bouillonne avec sa vieille vivacité : bouillonnemens solitaires cependant, passions à demi vaincues, réduites à l’impuissance. Un scrupule ou un obstacle retient souvent leur bras prêt à frapper ; ils ont sucé le lait de la tendre humanité, comme dit Macbeth. Éclairés, ils le sont ; superstitieux, ils le sont aussi. Ils ont la générosité qui tient à une grande existence, et la bonté qui doit toujours accompagner le privilége et la puissance ; mais il leur manque je ne sais quelle douceur familière et d’un usage journalier et commun, comme aurait dit Montaigne. J’imagine que Shakspeare n’a eu qu’à prendre les traits épars que ses contemporains lui fournissaient pour former le personnage d’Hamlet. Essex et Leicester, sir Walter Raleigh et sir Philip Sidney ont pu lui fournir chacun un détail, et quoiqu’ils n’aient aucune ressemblance générale avec Hamlet, cependant il est reconnaissable en eux. Ils ont : les uns, sa tournure d’âme, son inquiétude secrète et sa tristesse grave ; les autres, sa subtilité métaphysique aisément chimérique, et son élévation de pensée mêlée de superstition ; ceux-ci, sa fière allure, unie à ces boutades de dureté et à cette rudesse de ton qui lui étaient si habituelles ; ceux-là enfin, son esprit mâle et son irrésolution. Ce ne sont là toutefois que des traits particuliers ; le fait essentiel, considérable, historique, est celui que nous avons indiqué. La situation dans laquelle se trouvèrent les héritiers du moyen âge lorsque sonna le XVIe siècle est exprimée dans Hamlet avec une étonnante fidélité ; il réunit deux natures d’homme en lui : c’est le dernier des féodaux, et c’est le premier des hommes modernes.

Mais le personnage d’Hamlet, s’il doit son individualité à ce cachet historique, doit sa beauté et sa grandeur à une cause plus élevée : il dépasse l’histoire, enjambe son temps. Nous avons vu le féodal, l’homme du XVIe siècle, d’une parcelle infiniment petite du temps ; voyons l’autre nature qui est en lui : elle est admirable.

La grande vertu d’Hamlet, c’est un amour inaltérable, ardent pour la vérité. Il ne comprend réellement pas le mensonge : cela dépasse son intelligence et le frappe littéralement de stupidité. Quand