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goutte remplit le vase ; les épisodes succèdent aux épisodes, sans amener aucun résultat sensible à l’instant même, comme dans notre existence les mois succèdent aux mois, et les années aux années, si bien que l’incertitude règne dans l’âme du lecteur au moins autant que dans l’âme du prince Hamlet. Pendant trois longs actes, la vie ordinaire suit son cours, et le drame est pour ainsi dire abandonné à l’action humaine. C’est Hamlet seul qui est chargé d’accomplir la terrible mission du fantôme, et comme Hamlet n’est qu’un homme, ces trois premiers actes sont remplis de réflexions, d’irrésolutions, de projets et de rêves, de plans ébauchés et abandonnés, de sorte qu’on peut dire que dans cette première partie du drame l’inaction est l’action même ; mais lorsqu’une fois il est bien démontré qu’Hamlet ne peut pas exécuter le message du fantôme, la destinée s’en charge, et alors l’action marche avec une effrayante rapidité. Cette vie humaine, si molle et si lente, la voilà qui disparaît comme dans un tourbillon ; tous ces individus qui marchaient d’un pas si mesuré et si timide, les voilà, feuilles arrachées, tiges brisées, qui vont joncher le sol : on dirait le triomphe de la mort. Aucun des acteurs n’a accompli son projet ou sa vengeance, et la destinée l’a également accompli pour tous. Laërte est vengé d’Hamlet par Hamlet lui-même, et Hamlet est vengé du roi par le roi lui-même. Leurs vœux sont tous également accomplis, mais aucun d’eux ne peut jouir de son succès ; la même ombre les enveloppe tous ; ils ont tous fait plus qu’ils ne voulaient et moins qu’ils ne voulaient faire, et tous ils ont fait autre chose. L’honnête fantôme lui-même s’est trompé, car il ne voulait certainement pas la destruction de son royaume. Quand le drame est joué et que la mort semble triompher, vous croyez peut-être que tout est fini ; non : aussitôt la vie reprend impitoyablement son cours, et le poète nous en avertit. Les cadavres sont encore chauds, que déjà s’avancent les acteurs d’un nouveau drame : sonnez, fanfares ; avancez, cavaliers du jeune Fortinbras !

Quel drame ! Jamais, je crois, on n’a mieux démontré les deux conditions qui dominent notre vie terrestre : d’une part, la lenteur de mouvemens, l’impuissance de l’homme, les difficultés innombrables qui l’empêchent d’agir, et cette masse d’obstacles, d’attraits, de hasards qui entravent notre marche et la poursuite de nos projets ; de l’autre, cette impatience presque cruelle des lois éternelles qui semblent s’irriter de nos délais et ont hâte de débarrasser la terre des générations qui la couvrent pour la peupler de nouveaux acteurs. Mais si c’est là une donnée abstraite, comme elle est recouverte de couleurs brillantes, comme elle est bien cachée sous le sang et la chair ! Quelle profusion de détails, et en même temps comme ces détails sont bien en harmonie avec le lieu de l’action, la nature