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bruit dans les feuilles ; c’est le mort qui ressuscite un instant afin de faire une dernière confession et de recevoir l’absolution avant d’être jugé. Il est impossible de se rendre compte sans l’avoir éprouvé de l’effet terrible que produit sur vous incrédule, tiède croyant, catholique éclairé, cette donnée bizarre et cette absurde et sinistre interprétation de l’idée de prédestination. Qu’est-ce qui est saisissant et poétique dans ce drame ? Est-ce l’idée de destinée en elle-même ou la forme qu’elle revêt ? Ce drame est donc poétique par l’élément historique qu’il contient, il est poétique parce qu’il est violent, bourré de fanatisme et de superstition, d’orgueil et de passion, parce qu’il est espagnol dans la pire acception du mot.

Je pourrais multiplier les exemples ; en voici un dernier. Qu’est-ce qui fait le charme des comédies pastorales de Shakspeare ? Les sentimens éternels de l’homme, ou l’expression aimable et passagère comme une mode de l’âme, comme un gracieux engouement de l’esprit, qu’ont revêtue ces sentimens ? Me dira-t-on qu’Orlando, Célie, Rosalinde, le philosophe Jacques, nous plaisent et nous séduisent parce que sous leurs déguisemens de bergers nous sentons battre des cœurs pareils aux nôtres ? Eh non ! tout leur charme poétique vient de leurs déguisemens mêmes. En lisant ces œuvres adorables, je vois défiler devant moi toute une légion ailée de rêves et de chimères qui autrefois furent la consolation et l’amusement de deux ou trois générations successives au milieu des grandes guerres, au lendemain des massacres, à la veille des échafauds. Rêves d’innocence pastorale, chimères de bonheur tranquille, ingénieuses combinaisons de gouvernement paternel et débonnaire, amalgame factice et aimable de la politesse des cours et de la simplicité rustique, utopies construites dans les longues heures de désenchantement et de tristesse, tout cela fut vivant jadis, toutes ces rêveries firent doucement battre le cœur et chatouillèrent finement les sens des contemporains de Shakspeare. Ce fut leur idéal de bonheur terrestre, leur songe mille fois interrompu et mille fois repris, leur tour favori d’imagination, leur disposition d’âme la plus habituelle. Le grand poète saisit ces chimères et les fixa sur la trame immortelle où elles vivent éternellement. C’est donc une chose très passagère et jusqu’à un certain point factice qui fait le charme des comédies pastorales de Shakspeare ; le poète n’y a peint rien d’éternel, au contraire il a donné l’immortalité aux choses les plus fugitives qui existent, les modes de l’imagination.

Toutes les œuvres poétiques peuvent ainsi être considérées en même temps comme des œuvres historiques, et il y aurait fort à craindre pour le génie du poète dont les créations ne seraient aux yeux de la postérité que de pures entités métaphysiques. Autre observation.