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l’homme, considéré à part, sur l’analyse de ses notions primitives, cherchant éternellement l’origine de ses idées et les lois naturelles qui doivent régir sa conduite. Ils se bornaient à ces phénomènes universels et constans que chacun découvre en soi-même, et dont les conséquences s’appliquent à tous les temps et à tous les lieux. Si ensuite ils passaient de l’étude de l’homme à celle de la société, ils y portaient le même esprit de généralité et d’absolu, le même effort vers l’universel et l’immuable. Ils rêvaient une société définitive, une politique indépendante des âges sociaux ; ils auraient voulu couler les peuples dans un moule indestructible, engendrer une forme absolue, une organisation adulte à sa naissance, dont ils auraient supprimé le développement ultérieur, de peur qu’elle ne vieillît. Séparés dès-lors en deux sectes, les uns couraient après une perfection idéale interprétée par la raison du genre humain tout entier, et aboutissaient à la fiction de la souveraineté originaire du peuple ; les autres voulaient fixer le fait existant et immobiliser le pouvoir sur une base matérielle, en s’appuyant sur cette autre fiction du droit paternel, attribué soit aux rois, soit aux patriciats, et perpétué artificiellement par la propriété inaliénable. Nous avons vu de notre temps ces deux erreurs se combattre à grand bruit, tromper et perdre nos révolutions et nos restaurations, et essayer de faire irruption dans un ensemble de faits sociaux qui les repousse l’une et l’autre. En l’absence de la raison historique et pratique, ces opinions livraient des batailles dans les nuages, tandis que les événemens s’ébranlaient sur la terre, et un beau jour tout croulait, et les hypothèses ennemies disparaissaient ensemble sous les mêmes ruines.

Les puritains du Massachusetts étaient, comme nous l’avons vu, partis du premier de ces deux principes ; Locke et Shaftesbury embrassèrent le second. L’essai des puritains, mauvais dans la forme, avait pourtant de la grandeur morale ; ils envisageaient dans l’homme avant tout sa destinée éternelle ; l’état était à leurs yeux un moyen d’y conduire tous les individus ; son but était le perfectionnement intérieur de chacun, et la foi dominait au-dessus de tous les intérêts. L’idée de Locke ne remontait pas si haut. Le but de la société, selon lui, est la jouissance de la propriété et de la liberté. Le pouvoir est le droit de faire des lois pour assurer l’une et l’autre. Les hommes ne se sont réunis par un contrat social que pour cela. Construite ainsi sur une base terrestre, la société paraissait à ses deux fondateurs beaucoup plus solide ; pourtant c’était prendre le moyen pour le but, et fonder le droit sur ce que le droit lui-même fonde. Cela les conduisait à immobiliser les conditions et les formes mêmes de la liberté et de la propriété. Ils prirent pour type l’état social de l’Angleterre, sauf à le simplifier, à le recomposer avec plus de symétrie,