Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 2.djvu/544

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nomment broken-heart ? Je l’ignore complètement ; mais ce qui est certain, c’est qu’avant l’avènement du sultan Abdul-Medjid, les rebelles capturés finissaient ordinairement leurs jours comme Méhémed-Bey. Je reviens à mon récit.

Je me trouvais à Constantinople lorsque Habibé et Méhémed y arrivèrent, et le patriarche des Kurdes, avec lequel j’avais fait connaissance à l’occasion du message dont Habibé m’avait chargée pour lui, m’informa de leur arrivée en m’assurant qu’Habibé me recevrait avec plaisir. Cette invitation ainsi faite avait un air de condescendance qui m’eût surprise en Europe, mais je connaissais assez mon Orient pour savoir que le patriarche parlait ici en son propre nom plutôt qu’au nom d’Habibé ; je me rendis donc au palais de Méhémed-Bey, où elle résidait, entourée d’un nombreux troupeau d’esclaves de toutes couleurs, dont le visage maussade et ennuyé indiquait qu’il n’y avait point parmi elles de favorite. Habibé était toujours aussi belle et aussi triste qu’au village où je l’avais vue d’abord ; mais il y avait sur son front, dans son regard, dans ses mouvemens, dans le son de sa voix, dans toute sa personne enfin, quelque chose de résigné et de calme qui ne m’avait pas frappée autrefois. Toute trace d’agitation avait disparu de son visage ; on eût dit, à la voir ce jour-là, qu’elle n’avait plus ni dangers à craindre, ni bonheur à espérer. Elle me remercia de ce que j’avais fait pour elle et de la visite que j’avais bien voulu lui rendre. — La vue d’une personne de ma race, de ma croyance, qui parle ma langue, et dont les coutumes sont les miennes, me fera grand bien, me dit-elle avec un doux sourire et en me tendant la main ; il me semble que votre présence m’aidera à rentrer dans ce monde dont je suis séparée depuis deux ans, et dont j’ai presque oublié les usages et les sentimens.

Je l’interrogeai sur ses projets pour l’avenir.

— J’entrerai dans un couvent aussitôt après avoir reçu la permission de mon père ; mais j’ignore encore combien de temps doit s’écouler avant que je puisse revoir ma famille. Pour le moment, je dois rester près du bey.

Je demeurai assez longtemps avec Habibé, et je fis de vains efforts pour lui donner quelques consolations. Le danger qui menaçait Méhémed-Bey à Constantinople la préoccupait fort, et lui causait parfois de vives angoisses, moins cruelles cependant que d’autres terreurs qui souvent leur succédaient. D’après la connaissance qu’elle avait du caractère du bey, elle n’osait ni ne pouvait croire à la possibilité de son repentir. — Il est bon, disait-elle, généreux, sensible, franc ; mais la pensée de Dieu, de l’âme immortelle, d’une vie future, des peines et des récompenses qui nous y sont réservées, est tout à fait étrangère à son esprit. Je serai donc