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choses comme lui revenant de plein droit, et tous les services comme lui étant dus. Si je pouvais gagner d’un côté sans perdre de l’autre, je ne dis pas ; mais me déclarer ouvertement contre les Kurdes, me ranger franchement parmi leurs ennemis, c’est grave. Nous en reparlerons, mon enfant, et j’y réfléchirai, car je crains bien que nous n’ayons du temps devant nous. En attendant, fais seller le cheval et dis à l’un de nos serviteurs de se tenir prêt à partir pour la ville. Méhémed veut se procurer sur-le-champ un médecin et des remèdes. Moi, je vais le recevoir, car la nuit approche maintenant, et il ne tardera pas.

En disant ces mots, le vieillard se leva, et se dirigea vers son harem. Un fils soumis et attentif se fût empressé de lui offrir son bras pour le guider à travers les ténèbres, qui commençaient à s’épaissir ; mais Erjeb avait d’autres soucis. Sans plus s’occuper de son père, il passa devant lui et arriva dans le harem longtemps avant Hassana. Il entra d’un air affairé et mécontent dans la salle où les femmes avaient coutume de s’assembler, jeta à la hâte un coup d’œil scrutateur sur celles qui s’y trouvaient, et dit ensuite : Où est Fatma ? où est ma femme[1] ?

— Je ne sais, répondit la mère du jeune homme, je l’ai laissée il y a quelque temps à la cuisine ; peut-être y est-elle encore. Lia, allez voir, ajouta-t-elle en s’adressant à une négresse qui sortit aussitôt.

— Et pourquoi la laissez-vous dans la cuisine ? reprit le jeune despote. Est-ce la sa place ? est-elle une servante ? Est-ce une raison parce qu’elle fait de bonnes confitures pour que vous la fassiez travailler comme une esclave ?

— Mais, mon enfant, reprit la matrone en s’excusant, c’est Fatma elle-même qui a voulu descendre à la cuisine avec moi, et quand je suis remontée, parce que la chaleur m’incommodait, elle a refusé de me suivre.

— Oh ! je sais bien qu’elle ne demande pas mieux que de se montrer aux mille désœuvrés qui rôdent toujours auprès des marmites ; mais je lui apprendrai à relever le bout de son voile quand un homme passe auprès d’elle. Oh ! je lui apprendrai…

Ici le jeune homme fut interrompu par l’arrivée de l’objet de sa colère et de son amour. C’était une jeune fille d’environ quatorze ans, grande pour son âge, mais frêle comme un enfant dont la croissance a été trop rapide, au teint vif, aux yeux noirs et sourians. Ses lèvres vermeilles, mais un peu trop pleines, indiquaient un tempé-

  1. Ceux qui connaissent l’Asie-Mineure ne s’étonneront pas de voir le nom de Fatma désigner dans le même récit deux personnages différens. On ne compte guère dans cette partie de la Turquie que cinq noms de femmes : Émina, Fatma, Habibé, Ansha et Kadja.