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— Ici ? dans le harem ? Et vous en ouvrirez la porte à ce loup dévorant ? Prenez garde !

— Que puis-je y faire ? repartit le vieillard d’un air découragé ; Méhémed est puissant.

— Vous n’avez qu’à dire un mot, et ce n’est plus qu’un misérable captif, du gibier de potence.

— Cela est vrai, mais il a des amis. Tu sais comment cette pauvre Circassienne a été punie !

— Bah ! c’est le gouvernement qui s’est débarrassé d’elle pour ne pas avoir la peine de la récompenser.

— Et si on faisait de même envers moi ? reprit le vieillard, tandis que ses yeux brillaient d’un feu étrange, comme s’il triomphait d’avoir conçu une pensée aussi perverse. Il fixait sur son fils un regard interrogateur, et souriait d’un hideux sourire en ouvrant démesurément la bouche et en laissant tomber sa mâchoire inférieure presque sur sa poitrine. Ces paroles et l’expression de physionomie qui les accompagnait parurent produire quelque effet sur le jeune homme, qui demeura un instant silencieux ; mais, reprenant bientôt son assurance ordinaire : — Bah ! bah ! dit-il, ce n’est pas avec des gens de votre importance qu’on en agit aussi cavalièrement. C’est bon pour une misérable esclave que personne ne connaît et dont personne au monde ne se soucie. D’ailleurs que pouvait-on faire pour elle ? La mettre dans le harem du sultan ? Une vieille femme qui avait je ne sais combien d’enfans ! Un coup de couteau a réglé ses comptes, et si le gouvernement ne s’en était pas chargé, d’autres auraient fait la besogne à sa place. Pour vous, c’est différent ; vous n’appartenez pas à ce damné Kurde, et si vous le livriez, ce n’est pas une trahison que vous exécuteriez contre votre maître, c’est un acte méritoire, c’est votre devoir que vous accompliriez envers votre légitime souverain. Vous en seriez convenablement récompensé, et il n’y aurait rien dans tout cela que de parfaitement juste et raisonnable.

— Ce Kurde est riche, répondit le vieillard, et je ne me soucie de me brouiller ni avec lui, ni avec ses associés. Ils me rapportent gros. Vois ce tapis ! C’est Méhémed qui m’en a fait cadeau quand je lui appris le départ pour Erzeroum de ce courrier du gouvernement qu’il attaqua et dépouilla sur la route. Vois-tu cet anneau ? C’est encore de Méhémed que je l’ai reçu pour le service que je lui rendis en lui donnant avis…

— C’est bon, c’est bon, reprit le jeune homme avec impatience, je sais bien que vous ne le servez pas pour rien ; mais que sont de misérables présens auprès de la récompense que vous obtiendriez de l’état ?

— Je n’en sais rien, repartit le vieillard ; l’état regarde toutes