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table habitation de toute la famille ; le second bâtiment, séparé du premier par un petit jardin entouré de palissades, ne comprenait que deux chambres et l’écurie. L’une de ces chambres servait de salon de réception au maître de la maison ; l’autre, qui donnait de plain-pied sur la route, était réservée aux domestiques ou aux hôtes de peu d’importance.

VI.

Déposant Habibé à une petite distance du village, Méhémed s’avança hardiment le long du ravin, et, profitant de l’obscurité croissante qui dérobait le fond de la vallée à la vue des habitans de la colline, il entra dans le petit édifice que nous venons de décrire, traversa l’antichambre d’un pas rapide, et pénétra sans se faire annoncer dans le salon où le maître du logis se livrait aux douceurs du kief. C’était un vieillard de quatre-vingts ans, et qui pouvait passer pour beau. Sa taille était élevée et encore droite, quoique ses épaules fussent légèrement voûtées ; sa longue barbe était blanche comme la neige. L’âge n’avait altéré ni ses traits réguliers, ni son teint uni et vivement coloré ; ses yeux, d’un bleu limpide, avaient gardé leur éclat. La tête coiffée d’un énorme turban blanc ballonné, comme les portent encore les Turcs de l’ancien régime, les admirateurs fanatiques des janissaires, de la corde et du pal, le corps enveloppé d’une longue robe rouge traînant jusqu’à terre, le personnage devant lequel Méhémed se présentait inopinément avait un aspect des plus vénérables.

Hassan-Aga, — c’était le nom et le titre du vieillard, — réalisait à merveille l’idée que nous nous formons d’un patriarche des anciens temps, quoique ses enfans courussent les rues en guenilles et pieds nus, quand ils ne gardaient pas les chèvres et les moutons. Il en était alors à sa dix-septième femme, et l’on conviendra que ce n’était pas beaucoup, si l’on réfléchit qu’il s’était marié pour la première fois à quinze ans, que les femmes turques ne sont considérées comme femmes que pendant un fort petit nombre d’années, et qu’un homme jouissant de la fortune et de l’importance de Hassana[1] ne peut se contenter à moins de trois femmes à la fois. Pour expliquer une continence aussi extraordinaire, je suis forcée d’ajouter qu’Hassana possédait un assez grand nombre d’esclaves, dont plusieurs assez jolies. Quant aux enfans, le vieil aga avouait gracieusement ne pas savoir au juste combien il en avait, ni dans quelle partie du monde ils s’étaient fixés. Si parfois il prenait fantaisie à l’un d’eux de rendre

  1. Hassana pour Hassan-Aga, comme nous l’avons dit dans un précédent récit.