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toujours une nouvelle corde à l’extrémité de la précédente. C’était comme un second sentier qu’il préparait. Le vent courbait la cime des pins qui s’agitaient au-dessus de l’ouverture de la caverne et sur la crête de la montagne, et malgré les précautions que Méhémed avait prises en attachant une lourde pierre à l’extrémité inférieure de la corde pour la maintenir immobile, son corps était tantôt poussé contre les parois du rocher, tantôt balancé dans l’espace. Ainsi se passèrent quelques minutes pleines d’angoisses, pendant lesquelles Habibé, égarée par la fièvre, voyait s’agiter devant ses yeux des visions étranges. Il lui semblait qu’elle regagnait la maison paternelle, que sa famille l’appelait, que des voix connues répétaient : Lucie ! Lucie ! — Ce n’était là pourtant qu’une douloureuse hallucination, qui cessa au moment même où Méhémed touchait la terre avec son fardeau et s’écriait : Nous sommes arrivés, ma bien-aimée !

Habibé ne put répondre, un évanouissement avait succédé à son délire. L’eau qui sortait de la caverne coulait à quelques pas ; Méhémed se hâta de transporter la jeune femme près de la source : il lui baigna d’abord le visage et les tempes, puis il versa quelques gouttes sur ses lèvres entr’ouvertes. Ses soins furent couronnés de succès, et Habibé ne tarda pas à rouvrir les yeux.

— Les soldats, le précipice, la corde ! murmura-t-elle, cherchant à rassembler ses souvenirs.

— Les soldats sont à quelques centaines de pieds au-dessus de nous, et il leur faudrait une journée de marche forcée pour nous rejoindre. Le précipice n’en est plus un pour nous, puisque nous en avons touché le fond, et la corde a fini son service. Maintenant, ma bien-aimée, repose-toi pendant que je vais prendre quelques mesures indispensables.

— Que vas-tu faire ? où vas-tu ? s’écria Habibé effarée, et s’accrochant à ses vêtemens pour le retenir auprès d’elle.

— Chère Habibé, répondit Méhémed, je ne puis laisser ces cordes pendues à la porte de notre retraite : ce serait en livrer le secret, qui n’appartient pas à moi seul. — Et, devançant une nouvelle question d’Habibé, il ajouta : — Ne crains rien, dès mon enfance je suis monté et descendu bien des fois par cette corde, et dans des circonstances beaucoup moins graves. Repose-toi, je serai de retour dans quelques instans.

Pendant qu’il s’éloignait, Habibé ne put se défendre d’un mouvement de dépit et presque de colère. — À quoi bon lui faire des remontrances, puisqu’il ne m’écoute jamais ? Ai-je eu assez d’influence pour l’empêcher de commettre une seule des folies qu’il a rêvées ? Évidemment non. Ah ! ces Turcs considèrent les femmes comme des jouets qu’il faut manier doucement, de peur de les briser ou de ter-