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Méhémed offrait de risquer pour elle. Habibé avait compris l’étendue de son dévouement. Après avoir jusqu’alors accueilli tous les témoignages d’affection prodigués par Méhémed avec une hautaine indifférence, elle se voyait l’objet d’une passion dont elle n’avait pas soupçonné la profondeur. Elle sentait dans son propre cœur un trouble singulier en sachant sa vie attachée à cette destinée héroïque et malheureuse… Pendant que ces réflexions l’agitaient, le bey l’observait avec une tendre sollicitude.

— N’est-il pas étrange, dit-il enfin d’une voix douce, qu’après les témoignages de dévouement que j’ai reçus de toi, et te tenant comme je le fais en mon pouvoir, isolé avec toi du monde entier, je n’ose pas t’exprimer mon amour ? D’où me vient cette timidité ? Hélas ! elle me vient de toi, car comment croire à ton indifférence lors que je te vois braver tant de périls pour partager mon triste sort ? Mais aussi comment conserver l’espoir de toucher ton cœur lorsque tu m’adresses de si froides réponses ? Tu n’es pas femme à te jouer d’un attachement aussi passionné que le mien, je le sais, et pourtant comment accorder tes paroles avec ta conduite ?

Il se tut, sans attendre de réponse, car il avait vu plus d’une fois de semblables plaintes accueillies par Habibé avec un morne silence. Cette fois pourtant Habibé répondit : — Tu as le droit de m’adresser ces questions, et je n’ai plus les mêmes raisons pour refuser d’y répondre. Tu m’as souvent témoigné le désir bien naturel de connaître mon histoire, ma famille, mon pays, mon nom et les événemens qui m’ont jetée sur ton passage. J’ai gardé le silence jusqu’ici, parce que je voyais autour de toi des êtres malveillans et grossiers qui se fussent emparés de mes aveux pour me nuire. Tu es maintenant seul avec moi, et personne ne viendra se placer entre toi et les sentimens généreux que mes malheurs doivent t’inspirer. Écoute-moi donc, Méhémed, et apprends pourquoi je ne puis ni partager ni encourager ton amour, malgré la reconnaissance que je te dois.

Méhémed s’était approché d’Habibé et avait étendu la main pour s’emparer de la sienne, comme il avait coutume de le faire lorsqu’elle consentait à causer familièrement avec lui ; mais il aperçut sur son visage une expression de gravité si solennelle et si douloureuse, que, retirant sa main, il s’en cacha la figure, et demeura ainsi immobile en l’écoutant.

— Tu as habité Bagdad, reprit Habibé, et tu sais que les nations européennes y entretiennent des représentans appelés consuls, pour veiller sur leurs nationaux qui parcourent ou qui habitent ce pays, et pour protéger les intérêts de leur commerce. Le consul de Danemark et de Suède à Bagdad habite l’Orient depuis plusieurs années. Sa plus