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que cette argumentation subsiste dans une certaine mesure, mais avec deux restrictions qui la rendent extrêmement faible : l’une, c’est qu’elle mérite l’objection qu’elle élève et se sert du paralogisme qu’elle condamne ; l’autre, c’est que de fait la raison humaine par sa nature n’en peut tenir aucun compte, et ne se nie jamais sérieusement. Ce dernier fait est ce qu’on appelle le sens commun. Lorsqu’on insiste sur ce fait, qu’on l’établit d’une manière méthodique pour en faire un principe, procédé ordinaire de la philosophie écossaise, on est, je pense, dans le vrai ; mais on est bien près de n’opposer qu’un parti pris de certitude à un parti pris de doute. Il n’y a pas une très grande différence sous ce rapport à dire qu’on s’en tient au sens commun, comme Reid, ou à dire, comme Kant, que l’intelligence a des formes auxquelles elle est liée, et qui sont des nécessités pour elle, sans être nécessairement les conditions de la réalité absolue. Dans l’une et dans l’autre doctrine, il y a tendance à établir ou du moins à admettre ce qu’on appelle en langage d’école la relativité ou la subjectivité, comme on voudra, de nos connaissances. Seulement le disciple de Reid s’y fie, et l’élève de Kant s’en défie, voilà presque toute la différence. C’est presque une différence d’humeur et de tempérament. Aussi, lorsque, comme sir William Hamilton, on s’attache à donner plus de précision au langage, plus de rigueur aux analyses de la philosophie du sens commun, on la rapproche de plus en plus de la philosophie critique, et il y a des momens, par exemple quand il traite du temps et de l’espace, où il ne semble, plus séparé de Kant que par une distance évanouissante. Jouffroy a été entraîné encore plus près peut-être des doutes de l’école de Kant, et il y a des pages de lui où sur les bases de Reid il semble édifier le scepticisme que Reid entendait renverser. Je n’en veux rien conclure ni contre Reid, ni contre Kant, ni même contre Jouffroy, encore moins contre sir William Hamilton. Je ne voudrais que lui signaler de nouveau un point qu’il saura mieux que personne élucider et approfondir ; je ne voudrais que lui demander si, en réduisant à leur valeur les argumens respectifs de certaines écoles, en apparence fort dissidentes, il n’y aurait pas moyen de montrer entre elles plus d’accord possible ou réel qu’elles ne le soupçonnent, de tirer de la controverse même, non l’incertitude, mais la certitude de la science, et de ramener les philosophies à la philosophie.


Charles de rémusat.