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Que l’on ne compare pas non plus, comme on le fait quelquefois, l’homme sans patrie et l’exilé. Leur position à tous deux est trop différente. J’imagine que celle du second est une félicité en comparaison de celle du premier. Il s’est trouvé souvent, dans les temps anciens et modernes, des hommes qui se sont volontairement exilés pour ne pas voir de trop près ce qu’ils auraient été incapables de supporter ; mais qui a jamais vu un homme se condamner volontairement à n’avoir aucune patrie ? Quand il s’est trouvé des hommes assez criminels pour livrer la leur, c’était au moins afin d’en acquérir une autre. Ainsi n’avoir aucune patrie semble être jusqu’ici le plus grand supplice pour des hommes, et ce serait s’abuser de croire qu’ils se rattachent à l’espèce à proportion qu’ils sont séparés de la famille ou de la nation. J’ai toujours observé que ceux auxquels manque un foyer, une patrie, au lieu de se consoler par l’humanité, se rejettent dans la misanthropie. Considérez en particulier les Roumains : l’œil fixe, la tête penchée, il vous semblera voir les statues des prisonniers daces se lever, errer de seuil en seuil, redemandant la cité perdue.

Après tout, notre siècle est en âge de dire quel ordre de civilisation il entend faire prévaloir. Arrivé au milieu de sa rousse, deux voies s’ouvrent devant lui, entre lesquelles il peut choisir : ou diminuer, exténuer par degrés les nationalités, ou les conserver. Il entrera dans l’une ou l’autre de ces voies, selon qu’il verra dans le corps des nations les forces vives de l’esprit humain, ou seulement des obstacles à cette vague unité que quelques-uns embrassent déjà comme le terme de la progression des choses humaines. On avouera que rien n’est plus nécessaire que de sortir d’incertitude sur de pareilles questions, puisqu’il y a des sociétés et des civilisations qui se sont abîmées pour avoir suivi des idées fausses sur de pareilles matières.

Il est vrai que notre siècle porte en lui de singulières contradictions à ce sujet ; le plus souvent il a parlé dans un sens et agi dans un autre. A prendre ses systèmes littéraires, qui tous vont au réveil des nationalités, vous seriez tenté de croire qu’il a suscité de l’oubli beaucoup de choses mortes. Parlant toujours de nationalités, il en a déjà éteint ou du moins réprimé plusieurs, puisque c’est de nos temps que la langue polonaise a été réduite en quelque façon à n’être plus qu’une langue morte, que la hongroise a éprouvé un sort à peu près semblable ; en outre l’italien ne se parle plus en public que dans un coin de l’Italie. Venise lui a été arrachée d’hier ; c’est l’ouvrage de Campo-Formio. Qu’à cela s’ajoute sous nos yeux l’étouffement de la langue roumaine ; nous aurons vu de notre temps quatre langues étouffées, sinon détruites, et l’on ne pourra guère