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REVUE. — CHRONIQUE.

son, mais les vers n’arrêtèrent point les partis : sa muse alors prend les voiles de deuil à l’aspect des divisions qui surgissent. M. Prati, se trouvant à Florence au moment où l’on y proclamait la république, se voit en butte aux mauvais traitemens des exaltés. Les chants Tristis anima mea, A Joseph Mantanelli, Armes ! Armes ! Douleurs et Justices, représentent ces tristes journées où les partis, oubliant les victoires de l’étranger, s’entre-déchiraient avec une fureur incroyable. Les uns et les autres s’accusent sans trop savoir pourquoi ; à côté du drapeau constitutionnel qui subit des revers, le drapeau républicain s’élève à Florence, à Rome, à Venise. L’hymne va bientôt se changer en élégie. Au sein du Piémont lui-même, ce dernier refuge de l’indépendance nationale, un esprit de dissolution et de folie commence à pénétrer. Celui qui a entrevu dans son chant prophétique les différentes phases de l’insurrection italienne, qui excitait les peuples à s’unir autour de Charles-Albert et poussait ce roi au-delà du Tessin, va tout à l’heure chanter un chant funèbre sur son cercueil. La mort ne se contente pas de cette proie illustre. Les principaux promoteurs de l’indépendance succombent bientôt et disparaissent successivement : Balbo, Gioberti, Pinelli, Bava, Silvio Pellico, Berchet, Giusti. M. Prati consacre ces noms illustres à des titres différens.

Une des pièces les plus originales des Canti politici est la Statue d’Emmanuel-Philibert et la Sentinelle, que M. Prati faisait en 1849, au moment où il rentrait dans le Piémont pour s’y fixer désormais. C’est une vive et mordante satire. Le héros de Saint-Quentin sur son piédestal s’émeut des idées subversives qui ont envahi toutes les têtes, et il engage une conversation sur les événemens du jour avec la sentinelle qui garde le monument. Dans un premier dialogue, on est à la veille de la bataille de Novare. Emmanuel-Philibert blâme hautement l’imprudence de cette entreprise, la faiblesse du gouvernement et les sottises de la populace. La sentinelle de la garde nationale est un type curieux de bourgeois inepte esquissé en traits rapides, mais plein de vérité. Le soldat-citoyen riposte avec une dignité burlesque à l’amère et hautaine ironie de son royal interlocuteur. Le second dialogue a lieu après la défaite de Novare et entre les mêmes personnages.

« Dans la nuit d’hier, Philibert s’est réveillé de nouveau ; la sentinelle a tremblé, mais elle n’a osé l’interroger ; elle a baissé la tête vers la terre, pressentant l’orage. Déjà il lui semblait entendre ce roi de fer jurer comme un coupe-jarret.

« — Maudite indépendance ! liberté bouffonne ! Nous avons perdu la plante et la graine, nous voilà flambés de la bonne sorte ! — Pardonnez-lui, seigneur ! c’est un moment d’affliction, murmurait le bon soldat, quelque peu scandalisé.

« — Dis-moi donc : le bulletin ? — Majesté,… ce n’est que trop vrai. — L’étranger est donc sur le Tessin ? — L’étranger est sur la Sesia. — Quoi ! Alexandrie serait envahie ?… Ô honte de ma maison ! — Il détourna les yeux du palais royal, et il se mordit les mains avec fureur.

« En ce moment, l’endroit ténébreux s’éclaira d’une pâle lumière ; les pilastres, le monument, le bronze, tout était en feu. Ce nouveau Roland se prend à tempêter, il brise en deux morceaux son ancienne épée, et lance sur la place son grand casque et sa cuirasse.