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n’a pas quelque blessure cachée qui doive interrompre bientôt son gazouillement printanier.

Il n’y a que le Grand-Opéra qui n’abuse pas de ces moyens mécaniques de l’industrie contemporaine. Là, les innovations sont aussi rares que possible, et tout s’y passe dans un ennui solennel qui est conforme à la tradition de ce bel établissement national. Nous lisions tout récemment dans un ouvrage curieux[1] que les opéras de Lulli, retouchés sans cesse par les successeurs de cet homme de génie, se traînèrent sur la scène de l’Opéra jusqu’en 1760, trente ans après l’avènement de Rameau. L’un des meilleurs ouvrages de ce dernier réformateur, Castor et Pollux, résista aussi à la révolution opérée par Gluck, et fut encore représenté en 1791, remanié par Candeille, qui ne conserva de la partition primitive que trois morceaux, l’air si connu : Tristes apprêts, le chœur : Que tout gémisse ! et celui des démons au quatrième acte. Ainsi donc c’est en pleine révolution, alors qu’on avait sous la main Méhul, Cherubini, Lesueur, encore jeunes, et tout remplis d’enthousiasme pour un art dont ils avaient retrempé les élémens dans le Styx des passions contemporaines, qu’on persistait à donner à l’Opéra les lambeaux d’une vieille tragédie lyrique rapiécée par un faiseur subalterne! Ce penchant à l’immobilité dans un lieu où tout est si fragile est un phénomène curieux. On pourrait appliquer à l’Opéra le mot du prince de Ligne sur le congrès de Vienne : « Il danse, mais il n’avance pas. » En effet, l’Opéra se trouve dans une situation si triste, qu’on ne peut y exécuter d’une manière un peu décente même les ouvrages contemporains. M. Roger n’a presque plus de voix depuis longtemps; M. Gueymard, qui n’a jamais été que le Patrocle dans cette Iliade où depuis Duprez il n’y a pas eu d’Achille, commence à plier sous le poids énorme dont il est chargé ; Mme Tedesco, qu’on a réengagée, possède une magnifique voix de mezzo-soprano à qui il manque une âme, et qui chante comme une bonne nourrice de Normandie qui ne veut pas se passionner pour ne pas se gâter le tempérament et troubler les sources de la vie. On a engagé Mme Borghi-Mamo, dont le succès, sur cette grande scène dont elle ne parle pas la langue, est au moins douteux. On assure qu’on vient aussi d’engager une nouvelle cantatrice étrangère. Mme Medori, qui, née à Bruxelles, est allée chercher fortune en Italie, où elle est devenue une étoile de deuxième grandeur. Nous sommes loin de blâmer ces tentatives, mais il faudrait les accompagner de mesures plus efficaces. L’Opéra doit viser avant tout à des succès d’ensemble, qu’on peut obtenir à moins de frais avec des chanteurs qu’on élèverait dans le sanctuaire eu les initiant peu à peu à la connaissance des chefs-d’œuvre de l’ancien répertoire. Qu’on soit bien pénétré de cette idée, qu’un virtuose qui ne connaît que la musique contemporaine ne peut jamais devenir un grand artiste. Pourquoi n’exige-t-on pas de l’Opéra ce qu’on exige très bien du Théâtre-Français? Maintenant que l’administration de ce grand établissement est dans les mains de la liste civile, aucun obstacle sérieux ne peut s’opposer à l’exécution de cette mesure, qui jetterait de la variété sur un répertoire usé, lequel se compose

  1. L’Académie de Musique de 1645 à 1855, 2 vol. N-S», avec un recueil des meilleurs morceaux du répertoire depuis Lulli jusqu’à Rossini, par M. Castil-Blaze.