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nous ne donnons à cette expression aucun sens blessant, car ce qui fait au contraire la supériorité et la durée de l’aristocratie anglaise, c’est qu’elle a soin de se croiser et de se renouveler en absorbant successivement et en s’assimilant toutes les forces vives de la nation. Quelque humbles qu’en soient les commencemens, tout arbre qui pousse, qui grandit et se fait sa place au soleil, vient prendre rang dans cette forêt séculaire à l’ombre de laquelle s’alimente et se perpétue la tradition. Ce sont donc, disons-nous, des parvenus qui se sont mis à la tête de cette campagne aristocratique ; ce sont lord Lyndhurst, lord Campbell, lord Brougham, lord Saint-Léonard, tous de modeste origine, fils de leurs œuvres et les premiers de leur nom.

Lord Campbell, ayant rencontré quelque temps avant l’ouverture de la session le lord chancelier et lui ayant parlé de cette affaire de la pairie, lui avait dit : « Je vous préviens que j’en ferai du tapage. » Ce ne fut point lui cependant qui fut chargé, si l’on nous permet l’expression, d’attacher le grelot ; ce fut un homme occupant une place encore plus élevée dans le monde politique et parlementaire, qui a été longtemps et reste encore le modèle de l’éloquence sénatoriale, et qui semble avoir conservé jusqu’à sa quatre-vingt-cinquième année toute la plénitude de ses brillantes facultés, nous voulons dire lord Lyndhurst.

Il y avait deux manières d’envisager la question : au point de vue légal, et au point de vue constitutionnel. Le gouvernement avait sans doute cru que les lords ne considéreraient que la légalité de la mesure, et le lord chancelier, qui l’avait conseillée, n’avait aucun doute sur ce point. Aussi commença-t-il par décliner la compétence de la chambre et déclarer que la couronne passerait outre. Les opposans eux-mêmes étaient partagés sur la question ; lord Lyndhurst, lord Brougham, lord Campbell, la déclaraient douteuse ; il n’y eut que lord Saint-Léonard qui dès le commencement déclara hardiment que la mesure était aussi contraire à la lettre qu’à l’esprit de la loi, et plus tard ses collègues se rallièrent à son avis.

Mais ce n’était là que le côté secondaire de la question. La création d’une pairie viagère pouvait être conforme à la loi, et n’en être pas moins contraire à la constitution. Si, dans la jurisprudence anglaise, la loi civile ne s’applique que selon la lettre, il n’en saurait être de même pour le droit politique. Il ne faut jamais oublier que la constitution anglaise, par bonheur pour elle, n’est pas une constitution écrite. Elle n’est pas éclose, un beau matin, dans le cerveau d’un philosophe, ni sortie des élucubrations d’une douzaine de législateurs mis en loge pour la procréer. C’est une collection de traditions et de coutumes plutôt que de lois proprement dites, traditions et coutumes consacrées de distance en distance par quelques actes mémorables qui sont comme les assises de la constitution, et sur lesquelles les générations successives superposent à leur tour leurs nouveaux droits et leurs nouvelles conquêtes. La constitution anglaise n’est donc pas une loi écrite sur table rase ; c’est un être collectif, un ensemble moral. Demandez à un