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mouvement universel comme dans un torrent favorise l’affaiblissement du sens moral et de la notion du devoir. Voilà pourquoi toute doctrine qui confond la cité de Dieu avec la cité de la terre, qui termine la destinée de l’individu à la destinée de la société, qui, au lieu de présenter à chacun un idéal qu’il doit personnellement s’efforcer d’atteindre, ne lui offre que le vague idéal d’un âge d’or indéfini, qui remplace les devoirs précis de la condition humaine par le devoir large de travailler au progrès de l’humanité, qui justifie les crimes par le salut public, et rejette sur la société la responsabilité des passions, cette doctrine abaisse le prix de la vie morale, et tend à remplacer la vertu réfléchie et modeste par le fanatisme et par l’orgueil.

Qu’on ne se méprenne point sur notre pensée; la doctrine du progrès bien entendue n’est point ici en question, car elle s’accorde avec le spiritualisme le plus sévère. Après avoir reconnu qu’il vaut mieux pour le monde et pour l’homme que le mal soit que de n’être pas, il faut y ajouter cette condition, que le mal ira sans cesse en diminuant, grâce aux efforts de l’homme soutenu et dirigé par la Providence. La doctrine du progrès s’accorde encore avec celle de l’immortalité, car, de ce que la société s’améliore sans cesse, faut-il conclure que l’individu sera privé des avantages auxquels il a droit, et arrêté dans son progrès par une mort aveugle? Et d’un autre côté, si des espérances supérieures lui sont permises, est-ce une raison pour laisser la société s’engourdir dans sa torpeur et périr par l’atonie? Le spiritualisme ne s’alarme et ne proteste que lorsque la doctrine du progrès se métamorphose en religion, et qu’à ce Dieu nouveau elle sacrifie la personne, la justice, l’espoir consolateur et le juge éternel.

C’est d’ailleurs une illusion de croire que, sans un idéal supérieur à elle-même, la cité de la terre puisse accomplir sa destinée. On a voulu confondre l’individu dans la société, et c’est la société qui va se perdre dans l’individu. On a considéré Dieu comme un être de raison et la vie future comme une fiction poétique et une superstition intéressée; mais ce Dieu nouveau qu’on appelle l’humanité n’est-il pas aussi un être de raison? Bientôt on l’attaquera par les mêmes argumens que Dieu lui-même, et sur ces nouvelles ruines l’individu proclamera sa propre divinité. Quant à l’avenir de la société, que l’on met à la place de l’immortalité personnelle, il ressemble fort à cette pierre philosophale qui s’enfuyait sans cesse devant les alchimistes du moyen âge. Quelle est, après tout, la fin de ces progrès si désirés, à peine entrevus, si chèrement achetés? Le bonheur des individus? N’est-il pas plus simple alors que chacun fasse son bonheur lui-même par les moyens qui sont à sa portée plutôt que de s’épuiser en efforts stériles pour soi et d’un succès douteux pour la postérité? Voilà comment à cette grande exaltation succède souvent dans une