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ceux qui s’écouleront avant l’invention de ce nouveau système? Qu’importe aux générations passées sur lesquelles a pesé la misère morale et physique, que leur importe cet Eldorado futur que verront nos arrière-neveux? Quelle compensation de leurs sacrifices! quelle consolation de leurs douleurs! quelle rémunération de leurs vertus! S’il y a un Dieu, cette tardive félicité promise à l’espèce humaine ne suffit pas à le justifier et à réparer la misère de toutes ces générations englouties sans retour. Si la nature elle-même est Dieu, comprend-on qu’elle porte en elle une telle contradiction, et qu’après avoir produit, en vertu d’une loi nécessaire, un si grand nombre de siècles malheureux, corrompus et opprimés, elle produise maintenant, par la même nécessité, des siècles de bonheur idéal et de parfaite sagesse? Que si l’on renonce aux idées utopiques pour s’en tenir simplement à la doctrine du progrès, nous pouvons alors juger par l’expérience de ce que sera l’état de nos descendans : ils seront à notre égard ce que nous sommes à l’égard de nos ancêtres. Or voit-on que la douleur et la passion aient disparu avec les grands progrès de la société moderne? Je veux que nous soyons meilleurs et plus heureux que nos pères: sommes-nous sans vices et sans misères? Et peut-on découvrir entre les siècles passés et le siècle présent la différence que nous aimons à rêver entre la terre et le ciel?

Que la douleur soit une épreuve, la passion une tentation, la vie reprend son intérêt et sa beauté. Elle est difficile, j’en conviens; mais au moins la personnalité y trouve son aliment. Elle sent qu’elle a été assez estimée pour être exposée à ces épreuves et à ces tentations, et que, si peu qu’elle soit, elle compte pour quelque chose dans l’ordre de l’univers. Elle sent également qu’elle ne peut plus être brisée sans raison. En effet, une créature qui ne se gouverne pas elle-même n’est qu’un instrument de l’économie générale, un ressort qui n’a de valeur que par rapport au tout : il cesse d’être lorsqu’il cesse d’être utile; on ne lui doit aucun compte; c’est le vase qui n’a pas le droit de dire au potier : Pourquoi m’as-tu fait? Mais la créature à laquelle la Providence a imposé la charge de se conduire elle-même, à laquelle elle s’est plu à préparer des épreuves de toute espèce, en lui commandant d’en triompher, n’est-elle pas en droit d’espérer qu’elle ne peut être détruite comme un outil usé et impuissant? Oui, je n’hésite point à le dire, pour que l’homme s’estime lui-même, il faut qu’il se sache estimé par son Créateur; s’il n’est qu’une chose qui ne dure qu’un jour, à quel titre voulez-vous qu’il se considère et se traite lui-même comme une personne ? Et ne serait-ce pas une contradiction que lui seul fût tenu d’avoir égard à la dignité de sa nature, tandis que l’univers l’écraserait comme un atome aveugle et méprisable ? Voilà pourquoi toute doctrine qui tend à diminuer la valeur de la personne et à l’entraîner dans le