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III.

Il y a deux grands faits de l’âme humaine qui me paraissent oubliés dans la philosophie qui divinise la nature et l’humanité : c’est la douleur et la passion. Je l’avoue, si quelque chose rend à mes yeux nécessaire une philosophie, ce sont ces deux faits. Ecartez-les, je vois encore dans le monde de l’inconnu, je n’y vois plus de mystère. Tout se déroule suivant un ordre logique dont nous connaissons plus ou moins bien les chaînons, et que le temps nous dévoile chaque jour davantage. Je puis attendre sans impatience la lumière, car que m’importe un peu plus, un peu moins de clarté dans la connaissance du tout? Mais que je sois assujetti à la douleur et à la passion sans savoir pourquoi, voilà ce qui me confond, voilà ce que je ne puis supporter; voilà pourquoi je doute, j’examine, je raisonne, et jusqu’à la solution je reste dans l’anxiété, car là, je le sens bien, est le nœud de ma vie; là est le vrai mystère : le reste est vanité et curiosité.

J’interroge toutes les doctrines qui sacrifient le ciel à la terre, et je demande : Qu’est-ce que la douleur? qu’est-ce que la passion? Les uns répondent : Ce sont deux momens nécessaires de la nature des choses; les autres : Ce sont les effets de la société. Ceux-ci expliquent par le faux mécanisme social ce que ceux-là expliquent par le grand mécanisme universel. Pour rendre compte des mêmes faits, on invoque tantôt l’ordre de la nature, tantôt le désordre de la société : réponses contradictoires, mais qui s’accordent pour ôter à la passion et à la douleur toute raison morale et providentielle.

Ceux qui disent que la douleur est une loi fatale résultant de la nature des choses doivent au moins supposer que cette nature, sans le savoir, agit pourtant raisonnablement, qu’elle est tout au moins raisonnable comme les abeilles, qui appliquent une géométrie merveilleuse dont elles n’ont pas elles-mêmes le secret. Or est-il raisonnable que la nature rende les êtres plus malheureux à mesure qu’ils sont plus intelligens ? Est-il raisonnable que la douleur soit en proportion de la bonté, de la science et de la vertu? Les adversaires de la Providence disent que Dieu serait injuste, s’il avait fait la douleur; mais comment ce qui serait injuste Dieu supposé serait-il raisonnable Dieu écarté? J’abandonne la douleur physique, qui peut avoir sa raison dans les lois physiques : par quelle raison la mère a-t-elle à pleurer son enfant? pourquoi le génie souffre-t-il ? pourquoi l’innocence souffre-t-elle? pourquoi les déchiremens de l’âme, les doutes cruels de la raison, la terreur de la mort, toutes ces angoisses de la vie? Qui osera dire à celui qui, ayant traversé cette