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venir en aide, la presse anglaise racontait avec une franchise pleine de colère et d’émotion les misères des soldats ; un ministre disait au sein du parlement que tous les récits qui arrivaient de Crimée étaient navrans ; la chambre des communes ordonnait une enquête sur l’état de l’armée devant Sébastopol et constatait la légitimité des plaintes qui s’exhalaient de toutes les bouches ; il n’y avait moyen de rien nier, de rien atténuer : l’Angleterre elle-même confessait toutes ses douleurs. Pour cette fois du moins on n’accusait pas la perfide Albion de trahir la vérité.

J’avoue ne rien comprendre à ces jubilations de la haine et de l’envie. Je ne sais pas de quoi, ni à propos de quoi l’on triomphe. L’Angleterre n’a pas joué le premier rôle dans une guerre où la marine, en rendant des services qui ont contribué aussi efficacement aux résultats que la bravoure des armées de terre, n’a figuré qu’en seconde ligne ; qu’en résulte-t-il qui puisse tourner à l’humiliation de l’Angleterre ? La flotte ennemie lui a partout refusé le combat, cent vingt-sept bâtimens armés ont mieux aimé se réfugier dans la rade de Sébastopol et y périr presque tous par les mains de leurs propres équipages que de courir la chance d’une rencontre honorable avec nos vaisseaux ; la flotte de la Baltique se cache derrière des fortifications gigantesques, au milieu de bas-fonds impraticables où il est impossible de l’aller chercher. S’il y a honte pour quelqu’un dans une pareille situation, je ne saurais admettre que ce soit pour l’Angleterre : elle n’a pas fourni autant d’hommes que nous au siège de Sébastopol ; mais qui peut s’en étonner, et quel échec peut avoir subi de ce chef la considération de l’Angleterre auprès des gens sérieux ?

L’armée anglaise, relevée de ses devoirs à l’intérieur par des policemen, représente surtout dans l’esprit des populations, et elle est dans la réalité, l’agent du pouvoir exécutif chargé de maintenir l’ordre au sein d’un empire colonial immense. À l’inverse de ce qui se passe chez nous, elle n’occupera jamais que la seconde place dans l’imagination des Anglais, dans le sentiment des devoirs qu’ils croient avoir à remplir envers leur patrie. Aussi n’est-il pas très facile de la recruter, cela est certain ; mais je ne sais pas ce qu’on en pourrait justement induire, sinon que l’Angleterre n’est pas la puissance provocante, agressive, accapareuse, que ses ennemis nous dépeignent, car, si cet esprit d’agression vivait chez elle, elle aurait bien su s’arranger pour avoir une grande armée ; et s’il existait quelque instinct de libéralisme réel chez ceux qui ont tant raillé l’Angleterre des difficultés que les mœurs publiques opposent au recrutement de son armée, ils auraient respecté plutôt que tourné en dérision le sentiment national qui se défie des grandes armées permanentes, qui regarde leur existence comme peu compatible avec