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résignés à cette nécessité, et je puis citer un exemple qui montre jusqu’où est allée leur résignation. Un état de situation de l’armée de l’Indus, arrêté le li juin 1839 à Candahar et rapporté par le capitaine Havelock dans son Histoire de la guerre de l’Afghanistan, montre que pour un effectif de 13,216 combattans, dont la moitié au plus étaient des Européens, l’armée anglaise emmenait à sa suite 30,046 domestiques. Le chiffre vous semblera énorme, et cependant l’auteur vous apprend qu’il ne représente que le nombre des domestiques payés par l’état et alloués réglementairement aux corps, mais que dans la réalité la multitude de gens que l’armée anglaise traînait après elle était de 80,000 âmes. Ce n’est même pas tout encore : si vous parcourez les divers récits qui nous ont été laissés de cette campagne, les deux volumes du docteur Kennedy par exemple, vous verrez qu’on s’y plaint très souvent de l’insuffisance du nombre des domestiques. Il est vrai que comme on savait que l’on aurait à passer les déserts du Beloutchistan, à franchir les passes de Bolan et de Quettah, où tout manque jusqu’à l’eau, on avait réduit les généraux et les officiers au plus strict nécessaire! C’est à ces conditions cependant que l’Angleterre a pu conquérir et conserver son empire des Indes.

Toutefois de pareilles habitudes préparaient mal les soldats anglais à la rude et laborieuse campagne qui les attendait sous les murs de Sébastopol. Ce qui était inévitable s’est produit, et aussitôt un concert de plaintes et de railleries s’est fait entendre par toute l’Europe. L’Angleterre se plaignait amèrement; ses ennemis, et ils sont nombreux, affichaient une sympathie ironique pour les souffrances de son armée. Quelle satisfaction de voir cette fière puissance frappée si cruellement dans son orgueil! Comme on se plaisait à nous vanter pour avoir l’occasion de rabaisser les Anglais, et combien nous serions fous de croire à l’entière sincérité de tous les complimens qui nous ont été adressés! Ceux qui reprochent à l’Angleterre d’avoir toujours et partout patroné la cause libérale, que le ministre influent s’appelât Canning ou lord Grey, Palmerston ou Robert Peel, — les conservateurs pusillanimes qui, si on les laissait faire, pousseraient le fanatisme de la conservation jusqu’à la plus inepte tyrannie, — les gens qui se croient menacés dans leurs intérêts matériels par la réforme économique dont l’Angleterre a donné le signal, — les libéraux désenchantés qui n’ont pas su vivre avec la liberté, les envieux qu’a faits à l’Angleterre sa prodigieuse fortune, ceux qui ne lui pardonnent pas le calme avec lequel elle a traversé les temps d’épreuves où il semblait que la société européenne allait s’abîmer, — tous ils ont reçu, colporté, commenté et répandu avec la satisfaction la plus empressée tout ce qu’ils croyaient pouvoir porter atteinte à l’honneur des armes de la libre Angleterre. Et pour leur