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semblerait trop aventureux de ma part, mais il est des raisons qu’on peut faire valoir à l’appui de cette opinion, et qui n’ont certainement rien de paradoxal. D’abord les campagnes de l’Algérie et ce qui vient de se passer en Crimée nous montrent d’une manière frappante l’avantage qu’il y a, pour faire la guerre, à mettre en ligne des soldats qui savent quelque chose de plus que l’école du bataillon ou le maniement des armes, qui n’ont pas encore oublié dans la routine de la vie militaire ce qu’ils avaient appris des professions civiles où ils gagnaient leur vie avant de passer sous les drapeaux, et où ils rentreront lorsqu’ils auront payé leur dette à l’état. Rien de plus capable de se laisser mourir de faim au milieu de l’abondance, rien de plus emprunté quand il faut se tirer d’affaire en pays ennemi que le soldat rompu par une trop longue habitude de la vie des casernes à n’avoir plus de spontanéité, à se désintéresser de toute responsabilité personnelle, à compter sur l’infaillible et inépuisable providence qui, pendant de longues années, a présidé aux distributions. A la bataille de l’Alma, des régimens anglais, qui se trouvaient en retard et voulaient regagner le temps perdu, jetaient leurs gamelles et leurs bidons pour aller plus vite à l’ennemi. C’étaient, sous le rapport du courage et de l’instruction spéciale, d’admirables soldats, qui se sont battus ce jour-là de la façon la plus brillante, mais qui ont commis aussi une faute énorme, une faute qui leur a coûté d’autant plus cher qu’ils n’ont pas su la réparer, — qu’ils n’ont pas eu assez d’industrie pour suppléer à la perte qu’ils venaient de faire si étourdiment par quelque invention qui serait peut-être sortie des cervelles d’hommes moins spéciaux, et, si cela pouvait se dire, moins spécialisés. Il faut savoir ensuite si dans la fleur de la jeunesse l’homme n’est pas plus capable de supporter les fatigues d’une campagne. Sans doute il n’a pas encore toute sa force musculaire, mais sa santé se plie infiniment mieux qu’à aucune époque de la vie aux privations, aux insomnies, aux excès de fatigue, de froid et de chaud que le soldat doit subir; il est plus capable, en un mot, de recevoir cette sorte d’entraînement auquel l’homme doit se soumettre pour faire la guerre. Son tempérament, sa santé, son estomac comme son esprit, n’ont pas encore pris d’habitudes, et il est moins sensible à toutes les influences morbides qui attaquent le soldat, qui frappent bien plus durement sur l’âge mûr que sur le jeune homme. Il se fait bien plus vite à toutes les circonstances nouvelles au milieu desquelles il doit vivre : il est vif à la marche, il dort à toute heure, il veille presque aussi longtemps qu’on veut, et il se répare avec une facilité qui n’existe plus à une autre époque de la vie. Son insouciance le protège, elle adoucit pour lui toutes les transitions. Il passe sans peine de l’existence monotone et routinière de la caserne